Accéder au contenu principal

Résolutions (6), par Pierre-Antoine Brossaud

Cette année nous on a décidé qu’on allait s’exprimer. Ça veut dire qu’on va expulser la pression qu’on a à l’intérieur de nous et on va la transformer grâce à notre potentiel créatif en jolies choses qu’on offrira aux autres en partage. Ce qu’il faut arriver à faire, c’est tout simplement atteindre et puis ouvrir, dévisser, le robinet qui est là quelque part bien caché à l’intérieur pour libérer toute cette énergie créatrice qui est coincée, emprisonnée là-dedans et qui ne demande qu’à sortir, qu’à couler. On sent bien que c’est ça, que c’est ça oui, qui nous ferait du bien, qui nous rendrait vraiment mais alors vraiment heureux.
On va prendre des cours de guitare. On va apprendre à faire de la musique parce qu’on se souvient que ça c’est quelque chose qui nous a toujours fait envie. Devenir musicien. Monter sur scène et passer la sangle de la guitare électrique autour du cou, appuyer sur deux ou trois boutons d’un gros amplificateur électrique placé derrière, et puis tout simplement bouger les doigts sur le manche de notre guitare électrique, appuyer les doigts sur les cordes de notre guitare électrique et alors, c’est magnifique, il y a toute la foule là, devant nous, qui commence à remuer et on incline un peu notre guitare électrique sur la gauche et la foule ondule vers la gauche, et on incline un peu notre tête sur la droite et la foule se penche vers la droite, et maintenant on fait des gestes plus rapides et plus vifs avec notre main droite et la foule elle se met à sauter sur place comme un seul homme, comme une seule femme, et puis on arrête de bouger nos mains, là comme ça, d’un coup sec, et alors la foule elle se met à hurler, hurler notre nom, les femmes, les filles, elles ont déjà commencé à montrer leurs vêtements du dessous et elles se mettent à hurler et nous on fait semblant d’hésiter, de partir et de ne pas revenir parce qu’on est à bout de forces, on n’en peut plus, on a tout donné, et on part, on revient quand même quand on sait que la foule ne pourra pas hurler davantage et on ne regarde personne quand on revient, on fait peut-être quand même un petit geste de la main pour dire qu’on est revenus, qu’on est là même si on n’en peut plus, on est épuisés, on a tout donné, mais on est revenus parce qu’on veut faire un cadeau parce que tout le monde a si bien hurlé alors on reprend la guitare électrique qu’on n’avait pas vraiment rangée et on la cale bien dans nos bras et on joue ce bout de musique, ce bout avec sept notes de musique, sept notes de musique aussi puissantes que les armées de sept nations réunies et là, oui, c’est incroyable, il faut voir ça, ce sont toutes les foules de centaines de millions de personnes entassées dans des stades qui se mettent à hurler en reprenant en chœur notre bout de morceau avec sept notes de musique et nous on se jette de la scène comme si on plongeait sans même regarder et on se sent soulevés, transportés à l’autre bout de la pièce par la foule qui est devenue comme un mille-pattes qui gigote sur le dos et ça, ça fait vraiment chaud au cœur, ça fait vraiment du bien et peut-être qu’il y a un liquide tiède qui coule de nos yeux et on se dit qu’on a vraiment de la chance de recevoir autant d’amour alors on dit merci, mille fois merci sans vous je ne suis rien, et on se dit merci aussi parce qu’on a bien fait de prendre des cours de guitare électrique et d’apprendre à placer nos doigts sur les cordes, dans les cases, exactement là où il faut et quand il faut.
On va écrire. On va écrire ce livre qu’on porte en nous depuis qu’on est tout petit et qu’on n’a pas écrit parce qu’on n’a jamais eu le temps. Mais tout ça c’étaient des excuses pour ne pas se mettre au travail alors on va s’acheter des stylos neufs et un beau cahier neuf et on va écrire. S’il faut se lever à 5 heures du matin pour écrire ce roman, on se lèvera à 5 heures du matin. S’il faut boire un litre de thé vert pour nous aider à avoir les idées claires, on boira un litre de thé vert. Ce n’est quand même pas la mer à boire. Ecrire, c’est juste des mots qu’il faut assembler pour faire des phrases qui racontent des histoires. Parce que nous ce qu’on veut, ce qui nous intéresse, c’est raconter des histoires comme dans les romans. On va se donner quelques mois, peut-être même simplement quelques semaines et on va la raconter cette histoire qui nous hante tellement, tellement, depuis si longtemps.
Mais attention, pas question de prendre la tête à notre lecteur. Parce que ce qu’il veut notre lecteur, c’est une parenthèse d’humour et de bonheur pour sortir de la morosité ambiante, de la sinistrose, ce qu’il veut c’est quelque chose de très divertissant qui se lise d’une traite sans même qu’on s’en rende compte, ce qu’il veut notre lecteur c’est tout simplement passer un bon moment pour se délasser.
Parce que réfléchir, ça va bien comme ça. Il fait ça toute la journée déjà et s’il a envie de continuer à réfléchir le soir quand il rentre à la maison, ce ne sont pas les débats politiques et les jeux télévisés qui manquent ! Alors on va l’écrire ce livre complètement déjanté, distrayant en diable, plein d’entrain, jubilatoire, farfelu, désopilant, hilarant, un livre aux multiples rebondissements où se succèdent des situations plus cocasses et saugrenues les unes que les autres. On a le titre déjà :

La fabuleuse aventure de l’homme qui s’était déguisé en suppositoire géant avant de se rendre au zoo de Vincennes et que l’on avait poussé dans l’enclos des éléphants

C’est un bon titre. Un très bon titre même, qui en dit long sur ce qui attend le lecteur. Un titre qui annonce la couleur. Un titre bien loufoque, voilà, c’est ça, loufoque, c’est le mot qu’on cherchait depuis longtemps, le mot qu’on voulait, le mot qu’on ne trouvait plus.
Notre bouquin, ça sera tout à fait le genre de bouquins qui fait du bien, une réjouissante comédie où dérision et humour caustique, décapant, truculent, décoiffant, se font la part belle. Un livre où on rit… mais on rit, un livre au poil qui devrait être remboursé par la sécu tellement il fait du bien, du rire en barres, euphorisant, un humour potache qui ne se prend pas au sérieux, un vrai coup de cœur, une belle leçon d’humour où l’on ne s’ennuie pas un seul instant, un livre où on rit… mais on rit, un livre où on en a pour son argent, à l’écriture généreuse, à l’imagination débordante, alors oui sans doute ça ne sera pas du Marcel Proust, pas du Victor Hugo, pas du Gustave Flaubert, pas du Marguerite Duras, ça ne sera pas le livre de l’année, ça ne sera sans doute pas le prochain prix Goncourt, ça ne sera pas un livre qu’on gardera longtemps en mémoire, ça ne sera pas de la grande littérature, mais qu’est-ce qu’on rira !
Ce qu’il faudrait, c’est réussir à écrire une histoire vraiment époustouflante, une histoire qui tienne le lecteur en haleine et le fasse haleter de bout en bout, une histoire dont il est impossible de se défaire, orchestrée de main de maitre par un roi du suspense, une histoire avec une intrigue parfaitement construite, parfaitement ficelée, un pur thriller qu’il est impossible de lâcher avant la dernière page, un livre obsédant jusqu’à la dernière ligne et dont on voudrait qu’il ne s’arrête jamais, un livre qui ravit les amateurs de frissons et de sensations fortes, qui est un must pour les amateurs du genre, un livre dont on dévore les mots sans jamais être rassasié, tellement addictif qu’on en redemande, un livre au suspense insoutenable, mené tambour battant, envoûtant, captivant, à lire de toute urgence, bref, du grand art.
Justement, on a déjà deux ou trois idées et même une ébauche d’introduction qui pourrait planter le décor et laisser planer dès les premières lignes une tension tout à fait singulière :
Quand il se réveille, il se rend directement dans la cuisine pour se préparer un bol de café. Il glisse deux tranches de pain de mie dans le grille-pain et s’assoit à la petite table qui fait face à la grande baie vitrée. Dehors le ciel est parfaitement dégagé. Il attrape le journal laissé là la veille sur la toile cirée encore parsemée de miettes et entreprend d’en relire la page des sports.
Ensuite, il faudrait, pour une raison ou pour une autre, on trouvera bien, faire en sorte que notre personnage soit pris d’un accès de folie et qu’il ne puisse résister à l’envie de descendre dans la rue pour choisir des victimes au hasard. Il les kidnapperait, les emmènerait chez lui où il les violerait et les torturerait longuement avec un sadisme inouï. Parce que c’est ça qu’on a envie de lire, des histoires qui nous sortent de notre ordinaire, de notre morne quotidien. Nous ce qu’on veut c’est des histoires qui nous permettent de plonger dans les profondeurs, les tréfonds de l’âme humaine. On pourrait imaginer notre assassin découpant en morceaux ses victimes tout en s’arrangeant pour qu’elles restent vivantes le plus longtemps possible, on trouvera bien une astuce, recollant ensuite les membres de façon totalement aléatoire avant que de replacer les cadavres dans divers endroits de la ville. La police, alertée par ces meurtres à répétition comprendrait alors qu’elle a affaire à un serial-killer. Une enquête commencerait qui mènerait un inspecteur divorcé, déprimé, alcoolique, tout droit vers un repris de justice travaillant dans un magasin de bricolage où a été acheté le scotch double-face utilisé par le tueur pour mener à bien sa lugubre entreprise. Fausse piste. Le meurtrier, (que la presse aurait déjà surnommé Picanstein pour sa monstruosité et le style cubiste que ses collages aléatoires de membres évoqueraient), récidiverait. Le comble de l’horreur serait atteint avec un dernier meurtre sur un jeune homme dont il laisserait la dépouille dans la grande salle du Louvres. Un corps horriblement mutilé, les yeux énucléés collés sur les deux joues, les oreilles découpées au cutter et scotchées sur le front, le sexe tranché cousu à la place du nez. Un dernier crime qui mettrait un coup d’arrêt à cette folie meurtrière.
Un professeur d’Arts Plastiques, aigri par de longues années d’enseignement et d’indifférence à ses créations, serait finalement inculpé et jeté en prison.
C’est là, alors que l’on penserait l’histoire définitivement close, qu’on sortirait notre dernier atout. Un coup de maitre. Un véritable tour de force. Après quelques mois passés en prison, notre enseignant se servirait de sa renommée et de ses expériences pour écrire un livre qui deviendrait immédiatement un best-seller. Le héros de son histoire serait bien entendu un serial-killer dont la particularité serait de manger les cerveaux de ses victimes alors qu’elles sont en vie. Les différentes enquêtes ne donneraient aucun résultat. La façon de procéder du tueur resterait jusqu’au bout une énigme.

Ce n’est qu’à la toute dernière ligne que les lecteurs réaliseraient dans un épouvantable effroi, dans un ultime mais tardif éclair de conscience, avant que de plonger aux plus profond d’une nuit de ténèbres éternelles, que le serial-killer n’était autre que le livre lui-même et qu’il vient de leur dévorer leur cerveau.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi

Voilà une expo à ne pas manquer : la première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi . On y verra l’essentiel de sa production artistique dans les dix dernières années de sa vie, celles qui l’ont vu trouver sa voie dans la peinture. On y verra aussi la plupart des livres qu’il a écrits ou accompagnés chez Al Mana r, sept livres en tout, dont un livre d’artiste exceptionnel par ses dimensions (60 x 40 cm), texte d’ Abdellatif Laâbi manuscrit, peintures et dessins de Kacimi . Il n’en existe que deux exemplaires au monde, la mort ayant interrompu le travail de l’artiste. Kacimi est mort en octobre 2003, et de lui je me souviens comme s’il nous avait quittés hier. Je partage ce texte paru au Maroc le lendemain de son décès. Je n’en changerais pas une virgule aujourd’hui. « J'ai rencontré Mohammed Kacimi dans un éclat de rire, au printemps 1995 : arrivé bien en retard au rendez-vous qu'il m'avait fixé à la gare de l'Agdal, je l

Les Disparitions, de Muriel Quesne (lecture pour trois voix et deux musiciens)

Le Collectif  ET AUTRES CHOSES INUTILES présente la lecture musicale du texte Les Disparitions , de Muriel Quesne (Public adulte 3 lecteurs - 2 musiciens -1 heure) À Montjustin Le Samedi 30 Juin à 20h A l'école Buissonnière de Montjustin (04) Plus d'informations Réservation: 04.13.37.06.00 À Marseille Le Dimanche 1er Juillet à 21h Chez Marie-José Dho et Guy Ramon au 39, rue de la Paix 13001 à Marseille Prix libre (conseillé 10 euros) Réservation indispensable, jauge limitée: 06.60.86.11.58 Plus d'informations

Une virgule, c'est gratuit et ça peut sauver des vies