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Résolutions (4), par Pierre-Antoine Brossaud

Ce changement d’année qui s’annonce va être l’occasion rêvée pour nous de prendre un nouveau départ. De remettre les pendules à l’heure, les compteurs à zéro. On va déménager.
Cette année va être l’année où l’on va changer d’air, changer de cadre de vie.
Parce qu’il faut bien le dire, nos cadres de vie à nous ils sont laids et miteux et étriqués et sans le moindre intérêt. On a beau essayer de les redresser, les retourner dans tous les sens, les incliner un peu sur la gauche, un peu sur la droite pour que dans l’axe ils s’alignent, il n’y a rien à faire, c’est peine perdue, toujours ils nous renvoient ces mêmes vieilles images jaunies et poisseuses de rues et de boulevards anonymes grelottant sous la pluie, d’arbres hérissés de moignons à l’écorce pelée et grise, d’horizons barrés d’épaisses couches de gaz toxiques s’élevant au-dessus de toitures tracées à la mine de plomb, de façades de béton sale, d’amas de parpaings et de briques. On a beau essayer de leur donner un bon coup de peinture ou de chiffon à nos cadres de vie, ce sont toujours les mêmes piles de vaisselle entassées dans l’évier, les mêmes taches de moisissures au plafond, les mêmes points de rouille qui réapparaissent et qui rongent nos grilles d’entrée.
Ce qu’il nous faut à nous, ce qu’on va essayer de se trouver sans plus tarder, ce sont de jolis cadres comme ceux par exemples qui sont fabriqués dans les pays scandinaves, des cadres à la fois sobres et costauds taillés dans du pin rouge de Finlande. De grands cadres spacieux en bois blond naturel non traité issu de forêts de pins rouge de Finlande gérées durablement, et là, à l’intérieur, on n’aurait plus qu’à installer un immense lac à la pupille profonde, lumineuse, au beau milieu duquel nos enfants jetteraient leurs corps ruisselants de lumière en lançant dans le bleu velouté du ciel, un bleu indigo, des gerbes d’écume qui retombent à la surface de l’eau dans un léger crépitement métallique, et nous, on ne se lasse pas d’admirer leurs torses élastiques et hâlés disparaitre quelques instants sous cette eau absinthe alors qu’à nos côtés, langoureusement allongée à nos côtés, il y a cette femme si belle, elle est en appui, si belle, sur les coudes, l’une de ses jambes fuselées est légèrement repliée et son corps cambré fait comme un arc bandé en direction du bleu indigo velouté du ciel et sa chevelure épaisse, blonde, lourde, si blonde, caresse les lames de bois blond en pin rouge naturel de Finlande du ponton sur lequel on s’est installés en cette fin de matinée pour être heureux.
Il y a son maillot de bain deux-pièces à cette femme qui découpe trois petits triangles d’une blancheur éblouissante sur sa peau couleur miel, sa peau dorée, sa peau cuivrée, sa peau satinée, son ventre, ses hanches à peine recouverts d’un soyeux duvet blond et nous bien sûr, on est là debout, à ses côtés, tout à côté, et elle, cette femme si belle, elle nous regarde en souriant de ses dents tellement pures, tellement blanches, étincelantes, neige et diamant, elle nous regarde déployer au-dessus de l’eau en de voluptueuses sinuosités, en d’élégantes boucles, ce fil invisible qui cisaille l’air dans un sifflement à peine perceptible et qui se tend parfois un peu sous nos doigts avant de plonger à nouveau au cœur de cette absolue sérénité.
Tout autour de nous, ceinturant le lac, une épaisse forêt d’émeraude de pins rouge de Finlande exhale des senteurs de menthe poivrée, de chlorophylle et d’eucalyptus, tout autour de nous, c’est l’haleine pure et fraiche du bonheur qui caresse nos visages, oxygène nos poumons, régénère nos viscères et tout autour de nous il y a ce rire aussi, en cascades, ce rire qui ricoche contre la voûte infinie du ciel au bleu velouté indigo, ce rire cristallin et limpide comme celui d’un enfant.
On va déménager, (mais pourquoi a-t-on mis si longtemps à se décider), on va changer de cadre de vie, on va s’acheter un cadre comme ceux qu’on trouve parfois derrière une vitrine, coincés entre un baromètre qui fait aussi gouvernail et une jolie petite poupée fabriquée avec des moules et des berniques. On va se payer un joli cadre au pourtour orné de coquillages vernissés entre lesquels quelques grains de sable dorés ont été collés, ou alors un de ces cadres en bois flotté blanchi par le ressac ou mieux encore un cadre confectionné à l’aide de cordages tressés, agrémenté de petites ancres bleu marine ou de petites bouées rouges et blanches et là, baignant dans cette brise tiède aux effluves salés, il serait facile de s’allonger, on pourrait étirer nos corps huilés sur le sable brûlant et rouler contre les dunes désertes dans la chaleur dorée avec cette femme à nos côtés, totalement nue, et plisser nos yeux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que du bleu, du bleu marine dans nos yeux, et on ferait glisser nos corps complètement nus dans l’ombre profonde et fraiche d’un cocotier, et la femme nue nous présente une mangue à la chair juteuse et parfumée et alors il n’y a plus qu’à s’allonger, étirer nos membres et croquer à belles dents dans ce fruit charnu, rien d’autre à faire pour être heureux que d’enfoncer nos doigts sous la couche brûlante de cette plage blanche jusqu’à découvrir sous nos ongles la surprise attendue du sable mouillé et simplement rester là à creuser délicatement cette fraicheur humide et délicieuse qui s’ouvre et se referme sous nos doigts en d’interminables voluptés.
Ce qu’il nous faudrait, ce qui nous ferait vraiment du bien à nous, c’est un nouveau cadre de vie fabriqué à la main dans un beau bois massif, centenaire, un bois authentique et de qualité comme du chêne ou du châtaigner et vivre bien à l’abri dans cette longère rénovée, un peu à l’écart du petit village où se serrent de charmantes maisons aux balcons fleuris, elles dessinent les lignes harmonieuses et courbes de leurs toits de chaume sur le ciel bleu ciel pommelé de flocons blancs joufflus, et, alors que la cloche de bronze de l’antique église sonne la fin d’après-midi, on salue d’un geste de la main le vieux paysan robuste, chenu, centenaire, authentique, de qualité, qui rentre ses bêtes à l’étable et on reste là à s’imprégner de l’odeur de paille coupée et d’herbe mouillée jusqu’à ce que le crépuscule embrase l’horizon d’un ciel bleu ciel sans limites.
Ou alors il faudrait trouver, il doit bien y avoir quelque chose comme ça quelque part, un cadre en bois rustique, pourquoi pas du chêne ou du châtaignier, mais cette fois-ci joliment accessoirisé à l’aide d’une paire d’adorables petits moufles en tricot parsemés de cristaux de neige, un cadre sur lequel on a fixé deux skis en bois miniatures croisés l’un sur l’autre et peut-être également une toute petite clarine en métal martelé comme celles que l’on pend au cou des vaches dans les alpages et nous, on est bien, on se sent bien, parce qu’on est tout emmitouflés, bien au chaud, bien à l’abri à l’intérieur de nos grosses doudounes en duvet capitonnés, on enfile gants et bonnets et toques de fourrure, et dehors, alors que le soir et la température sont tombés, la neige sous nos pieds bien au chaud dans nos Moon Boots grince à chacun de nos pas, on pousse la porte d’un chalet lambrissé et l’on est instantanément saisis par une bonne odeur chaleureuse et capiteuse de vin chaud et de cannelle, de bon chien mouillé et de laine humide, et là, dans la grande pièce au fond de laquelle crépite joyeusement un bon feu de cheminée, il y a tous nos amis serrés autour d’une table, leurs yeux joyeux qui déjà se tournent vers nous, et nous qui leur rendons leurs joyeux sourires derrière un petit nuage de vapeur, alors ils nous indiquent la place laissée vacante et ils nous entrainent dans leurs rires joyeux, leurs chants joyeux, leurs conversations joyeuses et il y a une femme sans doute qui passe un bras autour de notre cou insouciant et nous embrasse joyeusement, pousse devant nous une tasse ou un verre fumant rempli d’un chaud liquide juste avant que la maitresse de maison ne fasse son apparition dans un concert de cris, de rires et de chants joyeux et ne dépose, au centre de la table, sur le réchaud à gaz auréolé de jolies petites flammes bleues, le lourd et gros poêlon de fonte brune.
Ce qui nous irait bien à nous, conviendrait à merveille à nos personnalités, nous permettrait de vraiment enfin nous épanouir, c’est un de ces cadres en aluminium brossé, inoxydable, à l’élégant design, aux lignes épurées, fluides et sans aspérités. Sous la plaque de plexiglass subtilement teintée on habiterait un loft spacieux aux généreux volumes, un espace au vide apaisant, une géométrie constituée de droites et d’obliques formant de parfaites équerres et l’on pourrait faire glisser sans fin le regard sur un immense sol en béton ciré avec, au-dessus de nos têtes, solidement planté sur quatre poutrelles en acier, un large rectangle en verre trempé, comme un accès protégé vers les étoiles, et, derrière les murs en béton armé, la rumeur rassurante d’une nuit apprivoisée.

Quelques mètres à peine à parcourir, un ou deux paliers peut-être à franchir et nous voilà transportés par une foule animée qui arpente d’un pas décidé la peau épaisse et indestructible des rues, des trottoirs, des boulevards, une peau d’asphalte laquée noire sans cesse traversée par les néons de la fête, le luxe incandescent de la fête, un perpétuel feu d’artifice, et puis, partout, à chaque instant, à l’occasion d’une porte qui s’ouvre ou se ferme, des bouffées parfumées de voix étouffées et la chaleur aussi, la douce chaleur d’un bar, d’un restaurant à l’ambiance feutrée, d’une alcôve aux plafonds voutés taillés dans la pierre, d’un hall d’hôtel élégamment meublé de luxueux canapés, et à chaque fois, il suffit de tourner la tête pour l’apercevoir, accoudée au bar, assise à cette petite table, enfoncée au creux de ce fauteuil, à chaque fois, oui, il y a une femme, un verre à la main, qui forcément nous sourit, il n’y a plus alors qu’à pousser la porte pour la voir se lever cette femme qui forcément nous attend quelque part en souriant, un verre à la main, elle est vraiment ravissante dans sa robe de soirée au profond décolleté, elle se lève, pose délicatement son verre à la main sur le bord de la petite table, le bord du bar, l’accoudoir du luxueux fauteuil, elle se lève et lentement fait quelques pas vers nous, son sourire, son profond décolleté, son verre à la main, sa robe de soirée, et ses lèvres déjà qui s’entrouvrent.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

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