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Résolutions (2), par Pierre-Antoine Brossaud

Nous cette année, on va être ambitieux. On va avoir de l’ambition. C’est-à-dire des ambitions professionnelles. Parce qu’avoir des ambitions professionnelles c’est le gage d’un épanouissement personnel profond et c’est aussi le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à la maison-mère qui nous soigne, nous protège, nous nourrit, nous élève, nous pardonne depuis tant et tant d’années. On va lui montrer que l’on n’est pas des ingrats et qu’elle peut compter sur nous pour aller nous battre bec et ongles dans ce difficile contexte économique pour sa survie et la pérennité de sa nombreuse progéniture, ses nombreuses filiales qui sont rien moins que le fruit de ses entrailles à la maison-mère
On va lui montrer de quoi on est capables à la maison-mère. On va se fixer de nouveaux objectifs, toujours plus élevés, et on n’hésitera pas à travailler tard le soir, tôt le matin, le week-end ou toute la nuit pour aller les chercher. Avec les dents s’il le faut. On se mettra à quatre pattes, la truffe collée au plancher, les oreilles dressées, aux aguets, à l’affût, et on ira fureter dans tous les coins et recoins, même les plus nauséabonds, pour les dénicher et les ramener ces objectifs. Et une fois bien coincés entre nos dents, plus question de les lâcher ou de se les faire prendre nos objectifs, on filera les porter à la maison-mère qui sera toute heureuse de constater qu’elle a en son sein des employés qui ne lâchent rien, des employés qui en veulent vraiment, des employés qui se battent pour elle et elle, elle sera tellement contente la maison-mère qu’elle nous offrira des récompenses peut-être même un voyage dans un avion dans un hôtel sur une plage sous le soleil all inclusive avec jus d’orange, jus d’ananas, jus de mangue, jus de goyave, jus de coco, jus de fruits de la passion, jus de litchi, jus de carambole, jus d’aloe vera, jus de pamplemousse rose, jus de citron vert, jus de papaye, à volonté.
Mais pour ça, il va falloir se motiver. Il va falloir se bouger, il va falloir se retirer les doigts du cul comme on dit. Parce que là où ils sont nos doigts, ils ne servent absolument à rien si ce n’est à nous donner un peu de plaisir alors on va se défoncer, on va se remuer le derrière, se bouger le cul parce que c’est ça notre problème, c’est notre cul qui est trop gros, trop lourd, c’est une masse de plomb inerte, de fonte, tout juste bonne à couler des bronzes, notre cul on dirait qu’il est aimanté au sol ou quelque chose comme ça tellement on a du mal à le déplacer. Alors on va arrêter de faire notre chochotte si on nous demande une nouvelle fois de sauter d’un pont suspendu à 300 mètres au-dessus du vide retenus simplement par un élastique et on va sauter et même on poussera un cri de guerre comme les autres collègues pour lui montrer à la maison-mère qu’on n’a pas peur et que ce qu’on veut nous aussi c’est lui prouver qu’on est prêts à tout pour lui faire plaisir et que ce qu’on veut, ce qu’on ne veut plus, c’est arriver le lundi matin et voir les collègues, Jean-Pierre, Simon, Paul, Alain, Sophie, Marie, Chloé, détourner leur regard, faire comme s’ils ne nous voyaient pas parce que c’est normal, on n’a pas sauté, et nous ce qu’on veut c’est une petite tape sur l’épaule et qu’on nous regarde avec respect parce que c’est comme de l’amour et on veut que Marie et Sophie elles nous montrent leurs dents et des bouts de leurs gencives. Parce qu’il n’y a rien de pire que de se sentir exclu, sur la touche. Une entreprise c’est exactement comme une équipe de foot. Ou de rugby. Chacun, même le plus insignifiant, même celui qui est au plus bas de l’échelle, même celui qui croit qu’il ne sert à rien, a un rôle à jouer, une place à tenir et s’il est défaillant, alors c’est tout le système qui est mis en péril, comme un petit grain de sable qui se mettrait dans une belle mécanique de précision bien huilée et qui ferait que tout se grippe, tout se bloque, tout se coince, c’est comme une cellule cancéreuse qui viendrait contaminer toute l’organisation, tout l’organigramme de l’organisme de la maison-mère. Alors il faut penser solidarité, il faut penser collectif, il faut penser en termes d’équipe, comme au foot. Ou au rugby. Le ballon ça serait comme le bébé de la maison-mère et nous on essayerait de le protéger ce bébé, on ferait tout pour le faire aller de l’avant, le faire fructifier, le faire gagner ce bébé, on ferait tout pour se surpasser parce que c’est important que la maison-mère elle sache qu’elle peut compter sur nous en cas de coup dur, qu’on ne va pas lâcher comme ça et c’est pour ça que tous les ans elle nous demande de plonger dans le vide ou de sauter dans une toile d’araignée géante accrochée à un arbre ou qu’elle nous demande de retrouver notre chemin en pleine nuit alors qu’on a été perdus en rase campagne dans un endroit qu’on ne connait même pas parce que c’est une chasse au trésor ou qu’elle nous convie à des séminaires de trois jours dans des monastères où on ne peut pas parler et où il faut dormir dans des cellules ou elle nous fait jouer à la guerre avec des gilets pare-balle et des casques et des fusils qui lancent des billes de peinture qui font mal des fois quand même ou elle nous fait courir sur la plage avec l’eau qui monte très vite, tellement vite que les plus lents seront obligés de terminer à la nage, ou elle nous transforme en baby-foot humain où on est tous ligotés les uns aux autres parce que l’entreprise c’est comme une équipe de foot. Ou de rugby. Alors c’est grâce à ça, grâce à tout ça qu’on va devenir plus forts et plus endurants et plus performants pour la maison-mère.
Et nous le lundi matin on pourra enfin dire comme Jean-Pierre : « Comment aurais-je pu imaginer que mes collègues et moi partagions autant de points communs ? », on pourra dire comme Marie : « Je me suis découverte comme jamais… Une belle expérience ! », on pourra dire comme Simon : «  ffet bœuf sur l’ambiance au bureau… Merci encore ! », on pourra dire comme Alain : «  Un moment de joie rare dans le monde du travail ! », on pourra dire comme Sophie : « J’ai pris confiance en moi depuis que j’ai compris que j’étais capable de repousser mes limites”, on pourra dire comme Chloé : « chaque soir je m’endors en espérant revivre très vite de si beaux instants de convivialité. »

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

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