Accéder au contenu principal

Résolutions (3), par Pierre-Antoine Brossaud

On va sortir. On va profiter de cette nouvelle année pour sortir le bout de notre nez, sortir de notre coquille. On ira faire la fête. Jusqu’au bout. Au bout du bout. Au bout de la nuit. On dansera, on se déguisera, on boira, on rira, on se lâchera, on hurlera, la fête on la fera.
Il y a des lieux pour ça. On connait leurs adresses, leurs noms de néons qui clignotent au-dessus de portes en bois massif. À l’intérieur, ça ressemble à des petites boites capitonnées, molletonnées, mauve, rouge ou bleu foncé, toute noires et pleines de lumières. Des boites où dedans on a mis de la nuit pour que ça soit plus facile de s’amuser, s’éclater, se lâcher, faire ce qu’on appelle vraiment la fête.
Dans de grands verres en forme de corolles ou de tubes, posés sur des tables basses en plastique laqué, on a versé des liquides fluorés qui diffusent des spectres de jaunes, d’oranges, de verts, de rouges, de bleus atomiques saturés de phosphore, ils irradient tout autour d’eux des aurores boréales dont la saisissante beauté n’a d’égale que celle d’une queue de coq de Java et, sur le pourtour supérieur du long tube, on aperçoit aussi de minuscules cristaux de sucre-quartz qui étincèlent tels des tesselles de mica éparpillées sur la plage de sable blanc quand elle est traversée l’été par les rayons d’un soleil brûlant, un soleil translucide et acide aux allures de rondelle de citron, tellement ardent, tellement puissant, qu’on a glissé dans le verre le long d’une brochette de fruits exotiques et multicolores, un petit parasol.
Et alors tout à coup, comme ça, sans prévenir, la fête commence à battre son plein et il y a de la musique très épaisse, très lourde, qui se met à sortir de partout et qui rentre partout et qui rebondit partout contre les murs, contre les plafonds et on ne peut rien faire, non rien faire pour l’empêcher de rentrer dans nos bouches, dans nos oreilles, dans nos yeux, dans nos ventres où ça continue d’onduler comme si on avait avalé des serpents en caoutchouc.

C’est pour aider les gens à faire la fête, c’est pour les aider à s’obliger à hurler quand ils veulent dire quelque chose, et alors on voit les garçons en profiter pour se pencher à l’oreille des filles, ils plongent leur nez les garçons dans les cheveux parfumés des filles qui chatouillent un peu leurs narines et les filles rejettent les mèches de leurs cheveux derrière l’oreille peut-être pour mieux entendre les garçons qui approchent leurs lèvres encore un peu plus près de ces trous d’oreille que les filles ont découverts rien que pour les garçons et eux les garçons, ils font glisser à l’intérieur des trous d’oreille des filles de l’air avec des mots qui font quelque chose comme des petits frissons dans le cou des filles qui disent oui, qui disent non, avec leur tête et qui rient et qui font la fête et elles, les filles, elles se retournent enfin vers nous en montrant des dents blanches et pures comme de la neige, des bouts de gencives et de langue toute roses et humides et nous forcément on commande la même chose, on veut la même chose, les mêmes verres pleins de ce liquide aux allures de philtre et la fête maintenant bat son plein, vraiment son plein, on veut continuer à la faire alors on se lève pour aller danser, on place nos mains très haut au-dessus de nos têtes, on tape sur le sol avec nos pieds et on lance le bras gauche vers la droite, le bras droit vers la gauche, on dit oui, on dit non, avec notre tête et bientôt c’est tout notre corps qui ne nous obéit plus et les filles font danser leurs seins et leurs fesses et leurs cuisses et leurs yeux et leurs cheveux qui tournent tout autour d’elles, tout autour de nous, dans un tourbillon de paillettes, de rayons laser et d’éclairs argentés, elles lèvent haut leurs bras pour mieux déployer des aisselles fraichement épilées qui diffusent dans l’air épais de minuscules particules parfumées aux senteurs âcres, acidulées, entêtantes, térébrantes, alors on devient de plus en plus assoiffés et l’on demande la même chose, on veut la même chose, remplir ce long tube de verre d’un liquide à l’énergie nucléaire et on le vide d’un coup d’un seul parce qu’on veut vite pouvoir commander la même chose, on veut la même chose, avant d’aller se reposer quelques instants sur une longue banquette en velours sombre avant de commander la même chose, on veut la même chose, parce qu’on n’ose pas aller danser tout près, tout près de la fille qui est presque toute nue et qui essaye par tous les moyens de faire sortir en remuant tous les morceaux de chair qui sont encore retenus par le millimètre d’épaisseur de sa robe en stretch et on se dit qu’on va réussir à attraper ses yeux, la même chose, on veut la même chose, mais c’est elle plutôt qui nous harponne et on sent que l’hameçon s’est planté à l’intérieur de nous très loin dans nos ventres alors on tire sur le fil et on se rendort, on tire encore et on sent qu’on fait remonter vers nos gorges un bout de chair rouge, épais, visqueux, alors on se rendort et puis on allume la lumière mais c’est pire, le plafond de la chambre défile au-dessus de nos têtes à la vitesse d’un avion devenu fou alors on ferme les yeux et c’est pire parce que le plafond continue de tomber en vrilles à toute allure comme s’il allait nous écraser et maintenant nos yeux n’arrivent plus à faire du noir, du vrai noir, alors on se redresse un peu et on ouvre la bouche pour essayer de faire passer de l’air, du frais à l’intérieur mais c’est pire parce que c’est comme si dedans il n’y avait plus de place alors on se rallonge et on se met sur le côté mais c’est pire parce qu’on sent que c’est notre cœur maintenant qui veut sortir par notre bouche alors on comprend qu’il va falloir se lever quand même et essayer d’accrocher nos mains sur le rebord en faïence grise et maintenant le corps ne nous obéit plus, mais plus du tout, il commence à se tordre le corps et on voit des larmes qui coulent de nos yeux et puis c’est le cou qui s’étire et on se brise la nuque la tête renversée mais comme rien ne se passe il y a la main gauche qui attrape la main droite et essaie de l’enfoncer le plus loin possible dans la gorge, plus loin même que le début de la langue alors le corps il se tord encore, il hoquète, il se secoue parce qu’il voudrait faire sortir quelque chose comme un insecte prisonnier de sa gangue et il y a un liquide brûlant, acide, qui se met à couler et on recommence mais c’est plus facile à présent comme si une pompe avait été amorcée et on se met à genoux, tremblants et épuisés, la gorge en feu, la langue en feu, les yeux en feu, les joues en feu, mais tellement heureux, tellement soulagés d’avoir réussi à aller jusqu’au bout, au bout de la nuit, au bout d’une fête qui a battu son plein, on se sent comme lavés, purifiés, allégés d’un si lourd fardeau qu’on peut retourner se coucher avec le sentiment du devoir accompli, poser sa tête sur l’oreiller et s’endormir d’un sommeil sans rêves, du sommeil du juste.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi

Voilà une expo à ne pas manquer : la première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi . On y verra l’essentiel de sa production artistique dans les dix dernières années de sa vie, celles qui l’ont vu trouver sa voie dans la peinture. On y verra aussi la plupart des livres qu’il a écrits ou accompagnés chez Al Mana r, sept livres en tout, dont un livre d’artiste exceptionnel par ses dimensions (60 x 40 cm), texte d’ Abdellatif Laâbi manuscrit, peintures et dessins de Kacimi . Il n’en existe que deux exemplaires au monde, la mort ayant interrompu le travail de l’artiste. Kacimi est mort en octobre 2003, et de lui je me souviens comme s’il nous avait quittés hier. Je partage ce texte paru au Maroc le lendemain de son décès. Je n’en changerais pas une virgule aujourd’hui. « J'ai rencontré Mohammed Kacimi dans un éclat de rire, au printemps 1995 : arrivé bien en retard au rendez-vous qu'il m'avait fixé à la gare de l'Agdal, je l

Les Disparitions, de Muriel Quesne (lecture pour trois voix et deux musiciens)

Le Collectif  ET AUTRES CHOSES INUTILES présente la lecture musicale du texte Les Disparitions , de Muriel Quesne (Public adulte 3 lecteurs - 2 musiciens -1 heure) À Montjustin Le Samedi 30 Juin à 20h A l'école Buissonnière de Montjustin (04) Plus d'informations Réservation: 04.13.37.06.00 À Marseille Le Dimanche 1er Juillet à 21h Chez Marie-José Dho et Guy Ramon au 39, rue de la Paix 13001 à Marseille Prix libre (conseillé 10 euros) Réservation indispensable, jauge limitée: 06.60.86.11.58 Plus d'informations

Une virgule, c'est gratuit et ça peut sauver des vies