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Résolutions (8), par Pierre-Antoine Brossaud

On va moins regarder la télé. Alors disons plutôt qu’on va la laisser allumée moins souvent. On peut par exemple se résoudre à l’éteindre quand on s’absente de nos domiciles. Il faut quand même penser à la planète, faire un geste pour la planète et économiser la précieuse énergie de la planète. Si on laisse allumée la télévision toute la journée et une bonne partie de la nuit c’est pour une question de principes, une question de respect et de politesse. C’est notre façon à nous de dire merci à tous ceux et à toutes celles qui la font la télé pour le travail considérable, remarquable, qu’ils fournissent dans le but de nous proposer jour après jour des programmes riches et variés et de qualité.
Il n’y a pas grand-chose d’autre dans l’existence qui nous procure de tels moments de plaisir. Les hypermarchés peut-être. D’ailleurs, entrer dans un hypermarché, c’est un peu comme entrer dans un programme de télévision. Dès lors que les portes coulissantes se sont refermées sur nous dans un glissement feutré, on est immédiatement happés, transportés par une sensation d’extrême sérénité, plongés que nous sommes dans cet univers idéalement chauffé ou climatisé, soigneusement rangé et organisé, éclairé et décoré avec goût. Les gens qui y travaillent sont pareillement souriants, accueillants et ils ne laissent planer aucun doute sur le fait que leur principale préoccupation est de veiller sur notre confort et notre bien-être.
La télévision possède cet avantage sur l’hypermarché qu’elle offre une diversité de marchandises bien plus importante. Il faut imaginer la télévision comme un gigantesque hypermarché à l’échelle du monde et même davantage, disons un hypermarché qui, à l’instar de notre univers, serait en perpétuelle expansion, repoussant chaque jour les confins de ses possibles, explorant, expérimentant, innovant à chaque seconde afin de nous présenter un choix, une variété de programmes toujours renouvelés, un défi aux limite de l’intelligence de l’homme qu’elle relève quotidiennement sans vaciller.
Et comme si cela ne suffisait pas, elle réussit l’exploit de nous livrer sans délai ces merveilleux cadeaux directement à notre domicile alors même que nous, nous sommes négligemment allongés sur notre canapé, débraillés, désœuvrés, et, il faut bien le dire, parfaitement inutiles.
Suffit alors de taper un code sur un astucieux petit boitier métallique pour que viennent se déposer dans notre salon, dans notre cuisine, dans notre chambre, transformés pour l’occasion en gigantesques caddies, une multiplicité de produits proposés à des prix plus que raisonnables.
Appuyons sur un 3, tapons peut-être sur un 4 ou un 5 et nous voici au rayon Espace Culturel. C’est un enchantement. Ça écrit, ça danse, ça construit, ça décore, ça chante, ça lit, ça imite, ça peint, ça maquille, ça bêche, ça voyage, ça raconte, ça dessine, ça joue, ça explique, ça cuisine, ça défile, ça plaisante, c’est une succession ininterrompue d’artistes hors-pairs qui, parce qu’ils travaillent depuis de nombreuses années déjà pour la télévision, mettent un point d’honneur à ne jamais tomber dans la facilité et s’évertuent à nous offrir ce qu’il y a chez eux de meilleur, éduquant, sans même vraiment le chercher, très paisiblement, en bons conseillers qu’ils sont, notre sens de l’esthétique, orientant avec discernement nos prochaines lectures, nos prochains films, nos prochains spectacles qu’ils connaissent sur les bouts des doigts puisqu’ils les ont eux-mêmes fabriqués avec amour. Comment alors se retenir de les applaudir quand ils apparaissent, toujours courtois, toujours souriants, toujours aussi disponibles et accueillants (leurs enfants ou leurs amis prennent assidûment le relais quand ils sont retenus par une obligation), comment alors se retenir de les admirer et, avouons-le quand même, de beaucoup les envier.
On les remerciera à notre façon en achetant leurs dernières productions dès que l’on en aura l’occasion.
Un autre chiffre, un autre nombre sans doute, et c’est comme se promener entre les linéaires du rayon Parapharmacie. Les images apaisantes, les mots qui soignent, les petites musiques qui font du bien. Voyez ces superbes panoramas, ces ciels bleu outre-mer au-dessus de plaines infinies, de steppes ou de vallées désertes traversées par des hordes de chevaux sauvages, leurs crinières fouettées par le vent. Voyez ces monts aux pics enneigés où vivent à leurs pieds des peuples primitifs, insouciants comme au premier jour de l’humanité. Admirez ces forêts luxuriantes au sein desquelles des femmes à demi-nues, des hommes à demi-nus, des enfants complètement nus, se livrent à leurs activités quotidiennes tout en restant en parfaite osmose avec la Terre nourricière. Comme c’est apaisant de les regarder accomplir les tâches les plus humbles avec autant de plaisir, autant de gratitude. Il y a quelque chose de presque sacré dans la vision de cette mère au visage rayonnant pilonnant pendant des heures la graine que le soir elle servira à manger à sa nombreuse progéniture. Il y a quelque chose d’émouvant dans le regard enchanté, la démarche légère et virginale de cette petite fille qui, après une marche de plusieurs kilomètres, ramène à la maison dans un soir qui tombe le grand seau d’eau posé en équilibre sur sa tête. Il y a quelque chose d’empreint d’une grande religiosité dans le spectacle inouï de cet homme labourant une terre totalement inondée à l’aide d’une charrue antédiluvienne tirée par un buffle. Ce sont des vies simples et réjouissantes, des vies faciles, sans contraintes aurions-nous envie de dire, qui mettent le cœur en fête et inondent l’âme d’une sérénité toute bienfaisante.
Un grand nombre de combinaisons permettent de pénétrer immédiatement (et qui plus est en toute discrétion) dans le rayon Lingerie Féminine. Les principaux acteurs de ces programmes sont des candidats, des candidates, jeunes gens tout à fait extraordinaires sélectionnés pour leur plastique et leur franc-parler. Des caméras judicieusement disposées nous permettent de suivre minute par minute leur quotidien chaotique, parfois douloureux, fait de liaisons, de ruptures, de trahisons, de révélations, de réconciliations et surtout d’étreintes amoureuses. On est ainsi invités à partager leur intimité la plus profonde et l’on se surprend, sans déplaisir, à observer et manipuler longuement différents modèles de petites culottes et même à enfiler un ou deux soutien-gorge uniquement pour sentir l’effet que ça nous fait, sans la crainte de se voir dénoncés par une mère de famille revêche voire sermonnés par un vigile un peu trop sourcilleux. Mais attention, ces programmes sont loin d’avoir pour seul objectif notre distraction et l’excitation de notre plaisir. En nous octroyant le privilège de pouvoir décider du sort de tel ou tel candidat, ils éduquent notre sens des valeurs, celui des responsabilités C’est d’ailleurs bien le propre d’un sous-vêtement que d’offrir la possibilité de joindre le très utile au très agréable.
« Sortir de la dette reste pour notre pays la priorité des priorités. Ne pas agir avec fermeté dans les plus brefs délais impliquerait une réaction en chaîne catastrophique pour la nation. »
On n’a pas pu résister. On sait pourtant que notre armoire est déjà pleine mais on s’est dit que certains de nos costumes, certaines de nos chemises commençant à présenter une étoffe un peu usée, un peu élimée, on a donc décidé de faire un tour au rayon Prêt-à-Porter. Ce modèle-ci justement nous plait assez. C’est une coupe confortable, assez original, qui fait son petit effet mais sans trop attirer les regards. On le prend.
Ce qu’on voudrait bien quand même c’est quelque chose d’un peu plus classique, que l’on puisse porter en toutes occasions. On cherche un peu et on tombe sur ce très joli modèle :
« L’acuité des problèmes de la vie quotidienne doit nous emmener au choix réellement impératif de solutions rapides correspondant aux grands axes sociaux prioritaires. »
Alors qu’on se dit qu’il faut être raisonnable, qu’on ne peut céder à tous nos caprices, on tombe nez à nez avec ce costume à la coupe parfaite, porté idéalement sur une chemise cintrée au col légèrement ouvert, un modèle d’une rare élégance, adapté à toutes les saisons et qui saura mettre en valeur notre silhouette. Il est en promotion alors on n’hésite pas une seule seconde, on l’essaye :
« Il faut, et je le dis bien haut, reconnaitre la valeur unique, même universelle, de l’intellectuel engagé qui demeure le gardien de l’idéal et le veilleur intransigeant de la liberté. »
On est bien un peu gêné aux entournures, l’étroitesse de la coupe se révèle un tant soit peu inconfortable, mais étant donné le prix plus que raisonnable, on le prend.
Mais le temps s’envole, l’heure tourne malheureusement, alors on accélère le mouvement, on se dirige vers le rayon Boucherie au pas de charge et l’on jette pêle-mêle dans notre chariot quelques morceaux de viande rouge, quelques belles pièces d’abats fraiches et luisantes que l’on dégustera plus tard, pourquoi pas au petit déjeuner, on passe en coup de vent au rayon des Surgelés pour deux ou trois feuilletons faciles et rapides à réchauffer qu’on sera heureux de partager avec des amis s’invitant à l’improviste, on fait un tour rapide au rayon Articles de Sports, on s’arrêtera un autre jour car le coup d’envoi tarde à être donné, on retourne jeter un œil une dernière fois au rayon Lingerie Féminine et on va finalement se coucher, vidés mais reconnaissants à notre poste de télévision de nous avoir offert ce soir encore, comme tous les soirs, comme tous les jours que Dieu fait, de si bons moments en si haute définition.

On s’endort alors avec ce rêve encore inaccessible dans lequel on sombre lentement, l’espoir qu’un jour nos vies seront tellement belles, tellement intéressantes, qu’on pourra nous aussi prétendre qu’elles soient diffusées à la télévision, qu’un jour nous aussi nous parviendrons enfin à émouvoir nos proches, à les faire rire, à les faire pleurer ou à les captiver au moins autant que celles et ceux qui passent et passent et repassent de chaînes en chaînes, jour après jour, sans jamais, non jamais, nous lasser.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

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