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Résolutions (14), par Pierre-Antoine Brossaud

Cette année, on va, il le faut, ça ne peut plus continuer ainsi, c’est devenu insupportable, arrêter de stresser pour un rien. On va adopter la zen-attitude. Prendre du recul. Mettre de la distance entre nous et les petits évènements insignifiants qui nous minent sans la moindre raison. Il faut porter un regard positif sur le monde et la vie. Penser positif. Arrêter de se faire du mauvais sang, un sang d’encre, de cochon, arrêter de se le ronger, de se le manger, de se le tourner. On va rester zen, totalement zen. On va prendre la vie comme elle vient, du bon côté, avec philosophie et sagesse. On appelle ça la zen-attitude.
Parce que les montées d’angoisse qui nous prennent à la gorge, nous étranglent, nous étouffent, les jets d’acide qui nous perforent l’estomac pour un oui ou pour un non, surtout pour un non, la bouche aussi sèche qu’une vieille éponge oubliée sous l’évier lorsque le Directeur des Ressources Humaines nous convoque dans son bureau, les intestins qui ne répondent plus de rien quand on découvre dans notre boîte aux lettres une enveloppe portant le logo de notre entreprise, ça suffit, ça va bien comme ça !
On nous promet qu’elle va finir par mettre la clé sous la porte notre entreprise ? On nous annonce régulièrement la mise en faillite, en liquidation judiciaire de la maison-mère ? Et alors ? Cinq ans que ça dure et elle est toujours là la maison-mère, non ? Et quand bien même ça devrait arriver ? Quand bien même on devrait se retrouver au chômage ? La belle affaire ! On ne serait pas le premier ni le dernier à qui ça arrive ! Personne n’en est mort jusqu’à preuve du contraire !
On en vient même à se demander si finalement ça ne serait pas une très bonne chose ce chômage.
Déjà, ça serait l’occasion rêvée de faire le point. Ça nous laisserait le temps nécessaire pour faire le point. Ça serait, comment dire, l’opportunité de voir où l’on en est de nos vies, de nos existences, de faire vraiment mais vraiment le point. L’occasion rêvée de comprendre un peu mieux, de voir un peu plus clairement, un peu plus nettement l’endroit où l’on est complètement perdus.
C’est ça qu’on aurait dû faire depuis longtemps et qu’on n’a pas fait parce qu’on ne trouvait pas le temps. Le point. Comme les marins quand ils n’ont plus la moindre idée où ils se trouvent, quand tout autour d’eux il n’y a plus que ce même océan gris à l’horizon circulaire, ce grand disque de plomb liquide sur lequel il n’y a rien. Ils font le point les marins, ils tracent avec une règle et un crayon des lignes sur une carte et là où les lignes se croisent, là où elles se recoupent, ils dessinent un petit cercle afin d’indiquer l’endroit où précisément ils se trouvent, c’est-à-dire au beau milieu d’un disque de plomb liquide, une étendue sans fin absolument vide, sur laquelle il n’y a rien.
Disons les choses clairement, sans ambages, sans se raconter d’histoires, de façon honnête et sincère, ce chômage, pour nous en tout cas, ça serait une chance inouïe. Comme un cadeau que la vie nous offrirait. Le privilège chaque jour de ne rien avoir à faire du tout, rien d’autre à faire que de se poser des questions, se retrouver seul à seul avec soi-même, face à face avec soi-même, vraiment tout seul et de faire le point enfin.
Faire le point sur sa vie n’est pas très compliqué mais il faut un peu de temps quand même pour se poser les vraies questions, les bonnes questions. Se retrouver au chômage, ça serait l’occasion idéale justement de se poser les bonnes questions, de les tourner et les tourner encore dans tous les sens et dans nos têtes, et ça, on devine que ça nous aiderait vraiment à faire le point, à y voir un peu plus clair dans nos existences. Sans tricher, honnêtement, sincèrement, en se posant les bonnes questions :

-Est-ce que nous vivons bien le fait d’être tout seul ?
-Est-ce que vivre tout seul nous donne le sentiment de pleinement exister?
-Est-ce que notre situation professionnelle, ou en l’occurrence celle de demandeur d’emploi, nous épanouit ?
-Sommes-nous rassurés sur notre avenir ou l’avenir en général?
-Est-ce que les choses ont plutôt tendance à s’arranger dans nos vies ?
-Est-ce que vieillir et se rapprocher de l’instant de notre mort nous pose problème ?
-Est-ce qu’il y a quelque chose dont on serait très fiers d’avoir réalisé dans nos vies ?

Ce ne sont pas des questions faciles et elles demandent du temps, le temps de la réflexion et de l’introspection, pour pouvoir y répondre honnêtement. Se retrouver au chômage, totalement inactifs, sans rien d’autre à faire que de de tourner et retourner toujours ces mêmes questions dans nos têtes, nous permettrait certainement d’y voir plus clair sur nous-mêmes, et surtout nous encouragerait à voir les choses du bon côté, à poser un autre regard, un regard véritablement positif sur l’existence, sur la mort, sur la maladie, la vieillesse, la solitude, la misère, sur d’où nous venons, ne venons pas, sur qui nous sommes, ne sommes pas, sur ce que nous voulons vraiment, ne voulons vraiment pas, sur ce que nous pouvons, ne pouvons pas. On appelle ça la zen-attitude.
Oui, plus on y réfléchit et plus on voit les bénéfices qu’un chômage forcé nous apporterait. Etre mis à la porte de son entreprise c’est déjà commencer à lâcher prise.
Parce que, quand même, quand on y réfléchit un peu, qu’est-ce qui pourrait faire qu’on serait tellement accrochés à ce boulot après tout ? Est-ce que ça serait parce qu’il nous garantit notre petit confort matériel?
C’est donc ça notre moteur de vie ? Notre petit confort matériel ? Tout simplement ! Voilà une vision de l’existence bien étriquée ! Qui ne nous ressemble tellement pas qu’on a presque honte de se l’avouer ! Comme s’il n’y avait que ça qui comptait ! Comme si l’important dans la vie était de pouvoir se loger, s’habiller, se nourrir, se chauffer, avoir des loisirs, et pourquoi pas partir en vacances pendant qu’on y est !
En fait, c’est ça qu’il nous faudrait. C’est ça dont on a besoin. Un bon coup de pied au cul ! Un bon coup de pied placé là où souvent on pense pour nous faire décoller de notre canapé sur lequel on reste avachis la plus grande partie de nos existences sans même savoir pourquoi. Et autour de nous, partout autour de nous, où que nos yeux se posent, c’est un empilement, une accumulation d’objets hideux, inutiles, des gadgets plutôt, qui hurlent notre désir de possession, notre obsession d’avoir. Toujours avoir, toujours posséder. Toujours plus.
Comme si être n’était pas la chose la plus importante. C’est ça que l’on voudrait, c’est ça que l’on va faire, on va botter le cul à cet avoir de pacotille, avide, avilissant, avouons-le, qui jamais, non jamais n’est rassasié, et permettre enfin à l’être qui est là quelque part à l’intérieur de nous, écrasé, opprimé qu’il est par l’avoir l’être, de naitre à la vie, de s’épanouir, tout simplement d’être. Parce ce que ce qui compte finalement, la vraie richesse, c’est ce que l’on est, pas ce que l’on a. Ce qui compte dans la vie c’est ce qui ne se voit pas.
Alors quoi, on serait obligés de se débarrasser de nos voitures parce qu’on n’a plus les moyens de l’entretenir ? Regardons les choses telles qu’elles sont ! Ça serait une véritable bénédiction ! C’est un boulet sans nom cette voiture. Et à quoi nous sert-elle cette voiture mis à part faire de nous ses esclaves? A nous déplacer ? La belle affaire ! Qu’a-t-on besoin de se déplacer lorsque l’on est au chômage ?
Et ce petit appartement qu’il faudra quitter parce qu’on n’aura plus les moyens de payer le loyer ? Surchauffé, confiné, presque mesquin dans ses dimensions et son odeur de vieille soupe, on ne va quand même pas se prendre à croire qu’on le regrettera !
D’ailleurs on se disait que les meilleurs moments de nos vies on les avait passés pendant cette période de vacances délicieuses lorsque que, toute une semaine durant, au cœur d’un été lumineux, on avait dormi à la belle étoile près de cette rivière, ce torrent à l’eau cristalline, si pure, si limpide, qui bondissait entre des gorges abruptes inondées de soleil. Il y avait là également trois jeunes filles qui campaient un peu plus loin. L’une d’elle avait l’habitude de se baigner sans son soutien-gorge. On la voyait parfois se rendre au bord du torrent en petite culotte. On l’avait vue un jour la retirer avant de s’accroupir et la nettoyer dans le courant.
On a gardé le petit réchaud justement et quelques gamelles. Bien rangés dans le placard du couloir. Le sac de couchage qui n’a jamais plus servi depuis est surement dans un état encore tout à fait acceptable ! Quant au petit couteau suisse qui nous avait rendu bien des services, on sait qu’il est toujours dans le tiroir à côté de l’évier dans la petite cuisine, ne demandant sans doute qu’à répondre présent à l’appel !
Aller dormir sous les piles du pont, là où s’étire et coule le grand fleuve… S’installer peut-être sous un porche, peut-être dans un renfoncement d’immeuble, peut-être sous une aubette de bus, là où le vent nous mène… Vivre libres ! Libres enfin ! Ne plus être sous le joug, la domination de cette société asservissante ! Briser les chaines qui nous retiennent prisonniers de nous-mêmes pour commencer à vivre pleinement, totalement en phase avec nos idées, avec notre vision même de l’existence et porter sur la vie et le monde le regard du Sage et du Philosophe!
Comme un Diogène vivant dans son tonneau, on se verrait bien habiter l’une de ses grosses citernes qui bordent le grand boulevard aux portes de la ville... Ça serait comme revenir à l’essentiel, comme revenir à l’essence même de la vie ! Ça serait, oui on le sent, surement le meilleur moyen de raviver la petite flamme en nous depuis trop longtemps évanouie, d’illuminer nos yeux ternes et éteints d’une petite étincelle !
Et chaque matin, avec le même désir impérieux, mus par une irrépressible envie, on se rendra sur la grande place publique, s’empoignant vigoureusement à montrer à nos malheureux concitoyens la stérilité de leur existence, tentant, en bons philosophes que nous serons devenus, de répandre ici ou là quelques graines dans leurs cerveaux aliénés afin d’y semer doute et interrogation, n’hésitant pas à braquer un doigt tendu vers le ciel pour y pointer une lune évanescente, disant encore et encore la jouissance du plus grand dénuement…
Le reste de la journée se passera dans la méditation, on ira noyer notre regard dans les tourbillons du grand fleuve, ou bien on préfèrera le perdre dans la contemplation du spectacle de la circulation automobile, et alors, quand sonnera l’heure, quand les ombres se seront allongées, quand enfin les rues animées et encombrées auront été désertées, quand la pluie du soir aura rincée d’une eau claire l’asphalte des grands boulevards, on se mettra en quête de notre dîner, ouvrant couvercle de poubelle après couvercle de poubelle, le cœur battant sous l’excitation de la surprise et de la découverte, redevenant l’espace d’un instant le petit enfant déballant, le soir de Noël, les cadeaux enveloppés dans un joli papier.

Et la nuit venue, bien au chaud, bien à l’abri dans notre cuve, comme il sera bon de s’emmitoufler dans l’épaisse couverture de laine grise, bercé par le ronronnement des moteurs des camions et des automobiles glissant sur le périphérique, nos rêves, alors unis aux fumées d’échappement, se déployant vers les nuages en minces volutes bleutées, éthérées, à présent devenues spirales éphémères, on les voit monter vers un ciel infini et sans âge avant que d’être totalement englouties au sein d’un maelstrom de gaz tournoyant sur lui-même, projeté dans le cosmos à des allures prodigieuses, une nébuleuse en fusion absolument incompréhensible, un gigantesque disque de plomb liquide, au vide sidérant.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

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