Accéder au contenu principal

Résolutions (13), par Pierre-Antoine Brossaud

Ce qu’on voudrait pour cette année, ce qui vraiment, on le sent, nous aiderait à nous épanouir, à nous rendre, n’ayons pas peur des mots, heureux, ça serait d’arriver à nous entourer de gens intéressants.
Non pas que les gens que l’on côtoie au quotidien, nos amis, nos collègues de travail, les membres de nos familles, les commerçants du quartier, ne soient pas des gens intéressants ! C’est juste que l’on se dit, quand on y réfléchit, que l’on ne les a pas vraiment choisis, qu’ils se sont imposés dans nos vies un peu par hasard ou un peu par nécessité et que décidément, rien n’y fait, on n’arrive pas à les trouver très intéressants.
On ne peut pourtant pas leur reprocher de se donner bien du mal, de faire des pieds et des mains pour parvenir à nous intéresser ! Dès qu’on leur en donne l’occasion, ils nous parlent des progrès de leurs enfants à l’école ou des exploits de leurs animaux domestiques, ils n’hésitent pas à nous jouer de la guitare, du piano, du tambour ou de la trompette, ils nous invitent à venir les écouter parler dans des pièces de théâtre, ils nous racontent avec force détails, (superbes photos ou vidéos à l’appui, reconnaissons-le), leur dernier voyage en Thaïlande ou l’extension de leur maison, certains faisant même l’effort d’évoquer le suicide ou la mort violente d’un de leurs proches voire même de nous confier la maladie très grave ou très rare qu’ils auraient contractée, mais, (on s’en veut de se l’avouer, on ne voudrait pas passer pour des ingrats, pour des gens insensibles), ça ne marche pas, on n’est pas, comment dire, passionnés…
Ce qu’on voudrait nous, c’est pouvoir rencontrer des gens qui ont vraiment des choses à raconter. Des gens dont la vie a été tellement riche, tellement mouvementée, tellement extraordinaire que l’on pourrait passer des heures et des heures à les écouter sans jamais se lasser. Des gens fascinants: John Lennon, Jésus de Nazareth, Adolf Hitler, Mère Térésa, Louis Pasteur, Mao Tse Toung, Stéphane Collaro, Jack l’Eventreur, Yves Montand… Ce ne sont pourtant pas les noms qui manquent ! Alors certes, ceux-là ne peuvent plus rien pour nous malheureusement puisqu’ils sont morts, mais d’autres marchent sur leurs traces, prennent fièrement la relève, on les regarde passer et repasser d’ailleurs sur nos écrans de télévision et à chaque fois qu’on les voit, à chaque fois qu’on les entend, on ne peut faire autrement que de se dire que l’on donnerait cher pour être leur fils, leur père, leur petit ami, leur collègue de travail ou tout simplement leur copain.
Alors ? Est-ce qu’enfin cette année on va oser franchir le pas, est-ce qu’enfin on va tout mettre en œuvre pour les rencontrer ces gens qui épanouiront, grandiront, inonderont nos petites existences mornes et grises de leurs lumières ?
La réponse est oui. Et l’on sait déjà comment on va procéder. Il y a une technique pour ça. Elle a fait ses preuves et son efficacité a depuis longtemps été démontrée de façon rigoureusement scientifique. On connait son nom bien sûr, il s’agit de la Théorie des 6 Poignées de Main.
Le principe est on ne peut plus simple : toute personne sur le globe peut être reliée à n'importe quelle autre, au travers d'une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons.
Par exemple, pour être tout à fait clair, Li Wang Chen, ouvrier agricole travaillant pour le compte d’un exploitant de rizières situées dans la province chinoise du Sichuan près de Chengdu connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait Bjӧrn Rasmussen, résidant dans la banlieue ouest d’Oslo, loueur de Skidoo l’hiver, installateur de saunas l’été. Et vice versa.
Nous bien sûr, on ne voit aucun intérêt à rencontrer Li ou Bjӧrg. Ce n’est pas du tout ce type d’individus que l’on vise.
On comprend bien que donner des poignées de main au hasard, sans que cela ne s’accompagne d’une véritable démarche réfléchie n’aboutira à rien ni à personne d’intéressant. Depuis le temps qu’on le fait, on le saurait si c’était le cas. Il va donc nous falloir procéder quelque peu différemment. Avec méthode. Avec rigueur.
Il suffit, pour que notre système porte ses fruits, de faire en sorte d’augmenter, poignée de main après poignée de main, le degré d’intérêt de la rencontre.
Commençons au plus bas de l’échelle, au niveau 0 de l’intérêt si l’on aime mieux, en allant serrer la main à l’un de nos voisins par exemple. Un collègue de travail pourra tout aussi bien faire l’affaire. Essentiel alors de ne surtout pas s’en tenir là, notre entreprise serait vouée à l’échec, mais au contraire ne pas oublier de lui demander s’il ne voit pas d’inconvénient à nous présenter quelqu’un de plus intéressant que lui. Ce qui ne devrait pas poser de difficultés majeures.
Selon toute logique, si l’on réitère à chaque fois cette requête, on devrait, au bout de 6 poignées de main, (on peut tout à fait envisager de pousser plus avant le nombre de rencontres ou d’augmenter le niveau d’intérêt de notre première rencontre si le résultat final se révélait insatisfaisant), être à même de pouvoir serrer la main d’un homme, voire d’une femme, extrêmement intéressant.
Nous, ce qu’on va faire, c’est perfectionner ce système afin d’être en mesure d’orienter nos rencontres, de cibler davantage les gens bien, les gens intéressants, dont on voudrait s’entourer.
On aime le cinéma ? Aucun problème ! Cela fait tellement longtemps que l’on rêve de rencontrer des personnalités passionnantes évoluant dans le milieu du 7e art ! On voudrait côtoyer Jean-Paul Belmondo, faire de Gérard Depardieu l’un de nos amis peut-être ? Rien de plus facile !
Retournons voir notre voisin. Qu’il n’entende rien au cinéma et n’y mette jamais les pieds n’aura aucune espèce d’incidence. Serrons-lui la main et demandons-lui tout simplement de nous présenter quelqu’un qui va voir des films de temps à autre. Ce serait bien le diable qu’il ne puisse accéder à notre demande. À l’occasion de la seconde poignée de main, on exprimera notre souhait de rencontrer quelqu’un qui serait un cinéphile averti auquel on demandera de nous présenter un gérant de salle de cinéma qu’il aura forcément dans son carnet d’adresse. À partir de là, deux ou trois poignées de main devraient nous suffire pour nous conduire jusqu’à nos stars préférées.
On peut tout à fait imaginer un plan B ! D’autres chemins, d’autres voies sont possibles pour aboutir aux mêmes résultats. Passer par la filière canine pour rencontrer en dernier lieu un toiletteur spécialisé dans le Yorkshire Terrier ou bien encore remonter une filière mafieuse jusqu’à Vladimir Poutine s’avèreront tout aussi efficaces !
Non, ce n’est pas faire injure à nos amis, à nos proches, ils comprendront bien sûr, que de se dire que nos vies prendront une toute autre couleur, une toute autre saveur, lorsqu’au petit matin nous partirons faire notre jogging avec un David Douillet trottinant à nos côtés ! Non, ce n’est pas faire injure à nos collègues de travail que d’imaginer qu’un déjeuner bien arrosé partagé avec un Gérard Depardieu en grande forme aura quand même une autre gueule qu’un repas avalé à la va-vite en leur compagnie au self de l’entreprise !
La journée de travail terminée, on se voit bien, oui, on se voit bien, marcher le long du grand fleuve, ou dans les allées du petit square, questionnant l’existence de Dieu avec un Monseigneur Lustiger, refaisant le monde avec un Bernard Kouchner, parlant de tout et de rien avec un Bernard Henri-Levy pourquoi pas…
Et le soir venu, encore tout étourdis d’avoir poussé notre caddy dans les allées du grand supermarché aux côtés d’un Alain Juppé qui nous aura fait l’honneur de partager avec nous sa vision économique du monde, quel bonheur de rentrer chez soi accueilli par des senteurs appétissantes et exotiques, le spectacle de notre ami Joël Robuchon affairé dans notre petite cuisine, tournant, dansant plutôt, autour du fourneau ! Et pour la suite de la soirée, on n’aura que l’embarras du choix ! Regarderons-nous pour la énième fois Flic ou Voyou en compagnie de Jean-Paul Belmondo allongé sur le canapé, lirons-nous cet excellent roman d’Éric-Emmanuel Schmidt lui-même à nos côtés, ne rechignant pas à prodiguer de précieux commentaires afin de nous éclairer sur des passages plus difficiles ?
Comment nos existences ne s’en trouveraient-elles pas totalement, fondamentalement, bouleversées ? Comment douter une seule seconde qu’à l’ombre de ces gens extraordinaires nous ne grandirions pas, nous ne nous épanouirions pas ?
Mais la nuit tombe, elle vient souffler les dernières lueurs d’une journée si riche, si passionnante, si instructive, que notre tête en tourne encore.
Le temps est venu pour nous de nous glisser sous les draps frais et parfumés, sous la couette douillette et molletonnée peut-être, que soulèvent délicatement pour nous une Kim Basinger en déshabillé vaporeux, une Sharon Stone en très petite tenue, leur corps brûlants déjà tout contre les nôtres, leurs cuisses fuselées et satinées se frottant contre nos ventres, leurs bouches pulpeuses cherchant fougueusement nos lèvres…

Et l’on s’endormira enfin, épuisés certes, mais tellement heureux, tellement impatients aussi à la perspective d’aller dès l’aube retrouver notre voisin afin de lui serrer la main et partir à la rencontre d’un Michel Drucker, d’un Bernard Tapie, d’un Gérard Holtz ou encore, pourquoi pas, d’un Frédéric Mitterrand, si la chance nous sourit.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi

Voilà une expo à ne pas manquer : la première rétrospective de grande envergure consacrée à l’œuvre de Mohamed Kacimi . On y verra l’essentiel de sa production artistique dans les dix dernières années de sa vie, celles qui l’ont vu trouver sa voie dans la peinture. On y verra aussi la plupart des livres qu’il a écrits ou accompagnés chez Al Mana r, sept livres en tout, dont un livre d’artiste exceptionnel par ses dimensions (60 x 40 cm), texte d’ Abdellatif Laâbi manuscrit, peintures et dessins de Kacimi . Il n’en existe que deux exemplaires au monde, la mort ayant interrompu le travail de l’artiste. Kacimi est mort en octobre 2003, et de lui je me souviens comme s’il nous avait quittés hier. Je partage ce texte paru au Maroc le lendemain de son décès. Je n’en changerais pas une virgule aujourd’hui. « J'ai rencontré Mohammed Kacimi dans un éclat de rire, au printemps 1995 : arrivé bien en retard au rendez-vous qu'il m'avait fixé à la gare de l'Agdal, je l

Les Disparitions, de Muriel Quesne (lecture pour trois voix et deux musiciens)

Le Collectif  ET AUTRES CHOSES INUTILES présente la lecture musicale du texte Les Disparitions , de Muriel Quesne (Public adulte 3 lecteurs - 2 musiciens -1 heure) À Montjustin Le Samedi 30 Juin à 20h A l'école Buissonnière de Montjustin (04) Plus d'informations Réservation: 04.13.37.06.00 À Marseille Le Dimanche 1er Juillet à 21h Chez Marie-José Dho et Guy Ramon au 39, rue de la Paix 13001 à Marseille Prix libre (conseillé 10 euros) Réservation indispensable, jauge limitée: 06.60.86.11.58 Plus d'informations

Interférences dans Les Douches

Communiqué de presse