On va moins regarder la télé. Alors disons plutôt
qu’on va la laisser allumée moins souvent. On peut par exemple se
résoudre à l’éteindre quand on s’absente de nos domiciles. Il
faut quand même penser à la planète, faire un geste pour la
planète et économiser la précieuse énergie de la planète. Si on
laisse allumée la télévision toute la journée et une bonne partie
de la nuit c’est pour une question de principes, une question de
respect et de politesse. C’est notre façon à nous de dire merci à
tous ceux et à toutes celles qui la font la télé pour le travail
considérable, remarquable, qu’ils fournissent dans le but de nous
proposer jour après jour des programmes riches et variés et de
qualité.
Il n’y a pas grand-chose d’autre dans l’existence
qui nous procure de tels moments de plaisir. Les hypermarchés
peut-être. D’ailleurs, entrer dans un hypermarché, c’est un peu
comme entrer dans un programme de télévision. Dès lors que les
portes coulissantes se sont refermées sur nous dans un glissement
feutré, on est immédiatement happés, transportés par une
sensation d’extrême sérénité, plongés que nous sommes dans cet
univers idéalement chauffé ou climatisé, soigneusement rangé et
organisé, éclairé et décoré avec goût. Les gens qui y
travaillent sont pareillement souriants, accueillants et ils ne
laissent planer aucun doute sur le fait que leur principale
préoccupation est de veiller sur notre confort et notre bien-être.
La télévision possède cet avantage sur l’hypermarché
qu’elle offre une diversité de marchandises bien plus importante.
Il faut imaginer la télévision comme un gigantesque hypermarché à
l’échelle du monde et même davantage, disons un hypermarché qui,
à l’instar de notre univers, serait en perpétuelle expansion,
repoussant chaque jour les confins de ses possibles, explorant,
expérimentant, innovant à chaque seconde afin de nous présenter un
choix, une variété de programmes toujours renouvelés, un défi aux
limite de l’intelligence de l’homme qu’elle relève
quotidiennement sans vaciller.
Et comme si cela ne suffisait pas, elle réussit
l’exploit de nous livrer sans délai ces merveilleux cadeaux
directement à notre domicile alors même que nous, nous sommes
négligemment allongés sur notre canapé, débraillés, désœuvrés,
et, il faut bien le dire, parfaitement inutiles.
Suffit alors de taper un code sur un astucieux petit
boitier métallique pour que viennent se déposer dans notre salon,
dans notre cuisine, dans notre chambre, transformés pour l’occasion
en gigantesques caddies, une multiplicité de produits proposés à
des prix plus que raisonnables.
Appuyons sur un 3, tapons peut-être sur un 4 ou un 5
et nous voici au rayon Espace Culturel.
C’est un enchantement. Ça écrit, ça danse, ça construit, ça
décore, ça chante, ça lit, ça imite, ça peint, ça maquille, ça
bêche, ça voyage, ça raconte, ça dessine, ça joue, ça explique,
ça cuisine, ça défile, ça plaisante, c’est une succession
ininterrompue d’artistes hors-pairs qui, parce qu’ils travaillent
depuis de nombreuses années déjà pour la télévision, mettent un
point d’honneur à ne jamais tomber dans la facilité et
s’évertuent à nous offrir ce qu’il y a chez eux de meilleur,
éduquant, sans même vraiment le chercher, très paisiblement, en
bons conseillers qu’ils sont, notre sens de l’esthétique,
orientant avec discernement nos prochaines lectures, nos prochains
films, nos prochains spectacles qu’ils connaissent sur les bouts
des doigts puisqu’ils les ont eux-mêmes fabriqués avec amour.
Comment alors se retenir de les applaudir quand ils apparaissent,
toujours courtois, toujours souriants, toujours aussi disponibles et
accueillants (leurs enfants ou leurs amis prennent assidûment le
relais quand ils sont retenus par une obligation), comment alors se
retenir de les admirer et, avouons-le quand même, de beaucoup les
envier.
On les remerciera à notre façon en achetant leurs
dernières productions dès que l’on en aura l’occasion.
Un autre chiffre, un autre nombre sans doute, et c’est
comme se promener entre les linéaires du rayon Parapharmacie.
Les images apaisantes, les mots qui soignent, les petites musiques
qui font du bien. Voyez ces superbes panoramas, ces ciels bleu
outre-mer au-dessus de plaines infinies, de steppes ou de vallées
désertes traversées par des hordes de chevaux sauvages, leurs
crinières fouettées par le vent. Voyez ces monts aux pics enneigés
où vivent à leurs pieds des peuples primitifs, insouciants comme au
premier jour de l’humanité. Admirez ces forêts luxuriantes au
sein desquelles des femmes à demi-nues, des hommes à demi-nus, des
enfants complètement nus, se livrent à leurs activités
quotidiennes tout en restant en parfaite osmose avec la Terre
nourricière. Comme c’est apaisant de les regarder accomplir les
tâches les plus humbles avec autant de plaisir, autant de gratitude.
Il y a quelque chose de presque sacré dans la vision de cette mère
au visage rayonnant pilonnant pendant des heures la graine que le
soir elle servira à manger à sa nombreuse progéniture. Il y a
quelque chose d’émouvant dans le regard enchanté, la démarche
légère et virginale de cette petite fille qui, après une marche de
plusieurs kilomètres, ramène à la maison dans un soir qui tombe le
grand seau d’eau posé en équilibre sur sa tête. Il y a quelque
chose d’empreint d’une grande religiosité dans le spectacle
inouï de cet homme labourant une terre totalement inondée à l’aide
d’une charrue antédiluvienne tirée par un buffle. Ce sont des
vies simples et réjouissantes, des vies faciles, sans contraintes
aurions-nous envie de dire, qui mettent le cœur en fête et inondent
l’âme d’une sérénité toute bienfaisante.
Un grand nombre de combinaisons permettent de pénétrer
immédiatement (et qui plus est en toute discrétion) dans le rayon
Lingerie Féminine.
Les principaux acteurs de ces programmes sont des candidats, des
candidates, jeunes gens tout à fait extraordinaires sélectionnés
pour leur plastique et leur franc-parler. Des caméras judicieusement
disposées nous permettent de suivre minute par minute leur quotidien
chaotique, parfois douloureux, fait de liaisons, de ruptures, de
trahisons, de révélations, de réconciliations et surtout
d’étreintes amoureuses. On est ainsi invités à partager leur
intimité la plus profonde et l’on se surprend, sans déplaisir, à
observer et manipuler longuement différents modèles de petites
culottes et même à enfiler un ou deux soutien-gorge uniquement pour
sentir l’effet que ça nous fait, sans la crainte de se voir
dénoncés par une mère de famille revêche voire sermonnés par un
vigile un peu trop sourcilleux. Mais attention, ces programmes sont
loin d’avoir pour seul objectif notre distraction et l’excitation
de notre plaisir. En nous octroyant le privilège de pouvoir décider
du sort de tel ou tel candidat, ils éduquent notre sens des valeurs,
celui des responsabilités C’est d’ailleurs bien le propre d’un
sous-vêtement que d’offrir la possibilité de joindre le très
utile au très agréable.
« Sortir de la dette reste pour notre pays la
priorité des priorités. Ne pas agir avec fermeté dans les plus
brefs délais impliquerait une réaction en chaîne catastrophique
pour la nation. »
On n’a pas pu résister. On sait pourtant que notre
armoire est déjà pleine mais on s’est dit que certains de nos
costumes, certaines de nos chemises commençant à présenter une
étoffe un peu usée, un peu élimée, on a donc décidé de faire un
tour au rayon Prêt-à-Porter.
Ce modèle-ci justement nous plait assez. C’est une coupe
confortable, assez original, qui fait son petit effet mais sans trop
attirer les regards. On le prend.
Ce qu’on voudrait bien quand même c’est quelque
chose d’un peu plus classique, que l’on puisse porter en toutes
occasions. On cherche un peu et on tombe sur ce très joli modèle :
« L’acuité des problèmes de la vie quotidienne
doit nous emmener au choix réellement impératif de solutions
rapides correspondant aux grands axes sociaux prioritaires. »
Alors qu’on se dit qu’il faut être raisonnable,
qu’on ne peut céder à tous nos caprices, on tombe nez à nez avec
ce costume à la coupe parfaite, porté idéalement sur une chemise
cintrée au col légèrement ouvert, un modèle d’une rare
élégance, adapté à toutes les saisons et qui saura mettre en
valeur notre silhouette. Il est en promotion alors on n’hésite pas
une seule seconde, on l’essaye :
« Il faut, et je le dis bien haut, reconnaitre la
valeur unique, même universelle, de l’intellectuel engagé qui
demeure le gardien de l’idéal et le veilleur intransigeant de la
liberté. »
On est bien un peu gêné aux entournures, l’étroitesse
de la coupe se révèle un tant soit peu inconfortable, mais étant
donné le prix plus que raisonnable, on le prend.
Mais le temps s’envole, l’heure tourne
malheureusement, alors on accélère le mouvement, on se dirige vers
le rayon Boucherie au
pas de charge et l’on jette pêle-mêle dans notre chariot quelques
morceaux de viande rouge, quelques belles pièces d’abats fraiches
et luisantes que l’on dégustera plus tard, pourquoi pas au petit
déjeuner, on passe en coup de vent au rayon des Surgelés
pour deux ou trois feuilletons faciles et rapides à réchauffer
qu’on sera heureux de partager avec des amis s’invitant à
l’improviste, on fait un tour rapide au rayon Articles
de Sports, on s’arrêtera un autre jour car
le coup d’envoi tarde à être donné, on retourne jeter un œil
une dernière fois au rayon Lingerie Féminine
et on va finalement se coucher, vidés mais reconnaissants à notre
poste de télévision de nous avoir offert ce soir encore, comme tous
les soirs, comme tous les jours que Dieu fait, de si bons moments en
si haute définition.
On s’endort alors avec ce rêve encore inaccessible
dans lequel on sombre lentement, l’espoir qu’un jour nos vies
seront tellement belles, tellement intéressantes, qu’on pourra
nous aussi prétendre qu’elles soient diffusées à la télévision,
qu’un jour nous aussi nous parviendrons enfin à émouvoir nos
proches, à les faire rire, à les faire pleurer ou à les captiver
au moins autant que celles et ceux qui passent et passent et
repassent de chaînes en chaînes, jour après jour, sans jamais, non
jamais, nous lasser.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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