Ce qu’on voudrait pour cette année, ce qui vraiment,
on le sent, nous aiderait à nous épanouir, à nous rendre, n’ayons
pas peur des mots, heureux, ça serait d’arriver à nous entourer
de gens intéressants.
Non pas que les gens que l’on côtoie au quotidien,
nos amis, nos collègues de travail, les membres de nos familles, les
commerçants du quartier, ne soient pas des gens intéressants !
C’est juste que l’on se dit, quand on y réfléchit, que l’on
ne les a pas vraiment choisis, qu’ils se sont imposés dans nos
vies un peu par hasard ou un peu par nécessité et que décidément,
rien n’y fait, on n’arrive pas à les trouver très
intéressants.
On ne peut pourtant pas leur reprocher de se donner bien
du mal, de faire des pieds et des mains pour parvenir à nous
intéresser ! Dès qu’on leur en donne l’occasion, ils nous
parlent des progrès de leurs enfants à l’école ou des exploits
de leurs animaux domestiques, ils n’hésitent pas à nous jouer de
la guitare, du piano, du tambour ou de la trompette, ils nous
invitent à venir les écouter parler dans des pièces de théâtre,
ils nous racontent avec force détails, (superbes photos ou vidéos à
l’appui, reconnaissons-le), leur dernier voyage en Thaïlande ou
l’extension de leur maison, certains faisant même l’effort
d’évoquer le suicide ou la mort violente d’un de leurs proches
voire même de nous confier la maladie très grave ou très rare
qu’ils auraient contractée, mais, (on s’en veut de se l’avouer,
on ne voudrait pas passer pour des ingrats, pour des gens
insensibles), ça ne marche pas, on n’est pas, comment dire,
passionnés…
Ce qu’on voudrait nous, c’est pouvoir rencontrer des
gens qui ont vraiment des choses à raconter. Des gens dont la vie a
été tellement riche, tellement mouvementée, tellement
extraordinaire que l’on pourrait passer des heures et des heures à
les écouter sans jamais se lasser. Des gens fascinants: John Lennon,
Jésus de Nazareth, Adolf Hitler, Mère Térésa, Louis Pasteur, Mao
Tse Toung, Stéphane Collaro, Jack l’Eventreur, Yves Montand… Ce
ne sont pourtant pas les noms qui manquent ! Alors certes,
ceux-là ne peuvent plus rien pour nous malheureusement puisqu’ils
sont morts, mais d’autres marchent sur leurs traces, prennent
fièrement la relève, on les regarde passer et repasser d’ailleurs
sur nos écrans de télévision et à chaque fois qu’on les voit, à
chaque fois qu’on les entend, on ne peut faire autrement que de se
dire que l’on donnerait cher pour être leur fils, leur père, leur
petit ami, leur collègue de travail ou tout simplement leur copain.
Alors ? Est-ce qu’enfin cette année on va oser
franchir le pas, est-ce qu’enfin on va tout mettre en œuvre pour
les rencontrer ces gens qui épanouiront, grandiront, inonderont nos
petites existences mornes et grises de leurs lumières ?
La réponse est oui. Et l’on sait déjà comment on
va procéder. Il y a une technique pour ça. Elle a fait ses preuves
et son efficacité a depuis longtemps été démontrée de façon
rigoureusement scientifique. On connait son nom bien sûr, il s’agit
de la Théorie des 6 Poignées de Main.
Le principe est on ne peut plus simple : toute personne
sur le globe peut
être reliée à n'importe quelle autre, au travers d'une chaîne de
relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons.
Par exemple, pour être tout à fait clair, Li Wang
Chen, ouvrier agricole travaillant pour le compte d’un exploitant
de rizières situées dans la province chinoise du Sichuan près de
Chengdu connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait
quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui
connait Bjӧrn Rasmussen, résidant dans la banlieue ouest d’Oslo,
loueur de Skidoo l’hiver, installateur de saunas l’été. Et vice
versa.
Nous bien sûr, on ne voit aucun intérêt à rencontrer
Li ou Bjӧrg. Ce n’est pas du tout ce type d’individus que l’on
vise.
On comprend bien que donner des poignées de main au
hasard, sans que cela ne s’accompagne d’une véritable démarche
réfléchie n’aboutira à rien ni à personne d’intéressant.
Depuis le temps qu’on le fait, on le saurait si c’était le cas.
Il va donc nous falloir procéder quelque peu différemment. Avec
méthode. Avec rigueur.
Il suffit, pour que notre système porte ses fruits, de
faire en sorte d’augmenter, poignée de main après poignée de
main, le degré d’intérêt de la rencontre.
Commençons au plus bas de l’échelle, au niveau 0 de
l’intérêt si l’on aime mieux, en allant serrer la main à l’un
de nos voisins par exemple. Un collègue de travail pourra tout aussi
bien faire l’affaire. Essentiel alors de ne surtout pas s’en
tenir là, notre entreprise serait vouée à l’échec, mais au
contraire ne pas oublier de lui demander s’il ne voit pas
d’inconvénient à nous présenter quelqu’un de plus intéressant
que lui. Ce qui ne devrait pas poser de difficultés majeures.
Selon toute logique, si l’on réitère à chaque fois
cette requête, on devrait, au bout de 6 poignées de main, (on peut
tout à fait envisager de pousser plus avant le nombre de rencontres
ou d’augmenter le niveau d’intérêt de notre première rencontre
si le résultat final se révélait insatisfaisant), être à même
de pouvoir serrer la main d’un homme, voire d’une femme,
extrêmement intéressant.
Nous, ce qu’on va faire, c’est perfectionner ce
système afin d’être en mesure d’orienter nos rencontres, de
cibler davantage les gens bien, les gens intéressants, dont on
voudrait s’entourer.
On aime le cinéma ? Aucun problème ! Cela
fait tellement longtemps que l’on rêve de rencontrer des
personnalités passionnantes évoluant dans le milieu du 7e
art ! On voudrait côtoyer Jean-Paul Belmondo, faire de Gérard
Depardieu l’un de nos amis peut-être ? Rien de plus facile !
Retournons voir notre voisin. Qu’il n’entende rien
au cinéma et n’y mette jamais les pieds n’aura aucune espèce
d’incidence. Serrons-lui la main et demandons-lui tout simplement
de nous présenter quelqu’un qui va voir des films de temps à
autre. Ce serait bien le diable qu’il ne puisse accéder à notre
demande. À l’occasion de la seconde poignée de main, on exprimera
notre souhait de rencontrer quelqu’un qui serait un cinéphile
averti auquel on demandera de nous présenter un gérant de salle de
cinéma qu’il aura forcément dans son carnet d’adresse. À partir
de là, deux ou trois poignées de main devraient nous suffire pour
nous conduire jusqu’à nos stars préférées.
On peut tout à fait imaginer un plan B ! D’autres
chemins, d’autres voies sont possibles pour aboutir aux mêmes
résultats. Passer par la filière canine pour rencontrer en dernier
lieu un toiletteur spécialisé dans le Yorkshire Terrier ou bien
encore remonter une filière mafieuse jusqu’à Vladimir Poutine
s’avèreront tout aussi efficaces !
Non, ce n’est pas faire injure à nos amis, à nos
proches, ils comprendront bien sûr, que de se dire que nos vies
prendront une toute autre couleur, une toute autre saveur, lorsqu’au
petit matin nous partirons faire notre jogging avec un David Douillet
trottinant à nos côtés ! Non, ce n’est pas faire injure à
nos collègues de travail que d’imaginer qu’un déjeuner bien
arrosé partagé avec un Gérard Depardieu en grande forme aura quand
même une autre gueule qu’un repas avalé à la va-vite en leur
compagnie au self de l’entreprise !
La journée de travail terminée, on se voit bien, oui,
on se voit bien, marcher le long du grand fleuve, ou dans les allées
du petit square, questionnant l’existence de Dieu avec un
Monseigneur Lustiger, refaisant le monde avec un Bernard Kouchner,
parlant de tout et de rien avec un Bernard Henri-Levy pourquoi pas…
Et le soir venu, encore tout étourdis d’avoir poussé
notre caddy dans les allées du grand supermarché aux côtés d’un
Alain Juppé qui nous aura fait l’honneur de partager avec nous sa
vision économique du monde, quel bonheur de rentrer chez soi
accueilli par des senteurs appétissantes et exotiques, le spectacle
de notre ami Joël Robuchon affairé dans notre petite cuisine,
tournant, dansant plutôt, autour du fourneau ! Et pour la suite
de la soirée, on n’aura que l’embarras du choix !
Regarderons-nous pour la énième fois Flic ou
Voyou en compagnie de Jean-Paul Belmondo
allongé sur le canapé, lirons-nous cet excellent roman
d’Éric-Emmanuel Schmidt lui-même à nos côtés, ne rechignant
pas à prodiguer de précieux commentaires afin de nous éclairer sur
des passages plus difficiles ?
Comment nos existences ne s’en trouveraient-elles pas
totalement, fondamentalement, bouleversées ? Comment douter une
seule seconde qu’à l’ombre de ces gens extraordinaires nous ne
grandirions pas, nous ne nous épanouirions pas ?
Mais la nuit tombe, elle vient souffler les dernières
lueurs d’une journée si riche, si passionnante, si instructive,
que notre tête en tourne encore.
Le temps est venu pour nous de nous glisser sous les
draps frais et parfumés, sous la couette douillette et molletonnée
peut-être, que soulèvent délicatement pour nous une Kim Basinger
en déshabillé vaporeux, une Sharon Stone en très petite tenue,
leur corps brûlants déjà tout contre les nôtres, leurs cuisses
fuselées et satinées se frottant contre nos ventres, leurs bouches
pulpeuses cherchant fougueusement nos lèvres…
Et l’on s’endormira enfin, épuisés certes, mais
tellement heureux, tellement impatients aussi à la perspective
d’aller dès l’aube retrouver notre voisin afin de lui serrer la
main et partir à la rencontre d’un Michel Drucker, d’un Bernard
Tapie, d’un Gérard Holtz ou encore, pourquoi pas, d’un Frédéric
Mitterrand, si la chance nous sourit.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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