Cette année nous on a décidé qu’on allait
s’exprimer. Ça veut dire qu’on va expulser la pression qu’on a
à l’intérieur de nous et on va la transformer grâce à notre
potentiel créatif en jolies choses qu’on offrira aux autres en
partage. Ce qu’il faut arriver à faire, c’est tout simplement
atteindre et puis ouvrir, dévisser, le robinet qui est là quelque
part bien caché à l’intérieur pour libérer toute cette énergie
créatrice qui est coincée, emprisonnée là-dedans et qui ne
demande qu’à sortir, qu’à couler. On sent bien que c’est ça,
que c’est ça oui, qui nous ferait du bien, qui nous rendrait
vraiment mais alors vraiment heureux.
On va prendre des cours de guitare. On va apprendre à
faire de la musique parce qu’on se souvient que ça c’est quelque
chose qui nous a toujours fait envie. Devenir musicien. Monter sur
scène et passer la sangle de la guitare électrique autour du cou,
appuyer sur deux ou trois boutons d’un gros amplificateur
électrique placé derrière, et puis tout simplement bouger les
doigts sur le manche de notre guitare électrique, appuyer les doigts
sur les cordes de notre guitare électrique et alors, c’est
magnifique, il y a toute la foule là, devant nous, qui commence à
remuer et on incline un peu notre guitare électrique sur la gauche
et la foule ondule vers la gauche, et on incline un peu notre tête
sur la droite et la foule se penche vers la droite, et maintenant on
fait des gestes plus rapides et plus vifs avec notre main droite et
la foule elle se met à sauter sur place comme un seul homme, comme
une seule femme, et puis on arrête de bouger nos mains, là comme
ça, d’un coup sec, et alors la foule elle se met à hurler, hurler
notre nom, les femmes, les filles, elles ont déjà commencé à
montrer leurs vêtements du dessous et elles se mettent à hurler et
nous on fait semblant d’hésiter, de partir et de ne pas revenir
parce qu’on est à bout de forces, on n’en peut plus, on a tout
donné, et on part, on revient quand même quand on sait que la foule
ne pourra pas hurler davantage et on ne regarde personne quand on
revient, on fait peut-être quand même un petit geste de la main
pour dire qu’on est revenus, qu’on est là même si on n’en
peut plus, on est épuisés, on a tout donné, mais on est revenus
parce qu’on veut faire un cadeau parce que tout le monde a si bien
hurlé alors on reprend la guitare électrique qu’on n’avait pas
vraiment rangée et on la cale bien dans nos bras et on joue ce bout
de musique, ce bout avec sept notes de musique, sept notes de musique
aussi puissantes que les armées de sept nations réunies et là,
oui, c’est incroyable, il faut voir ça, ce sont toutes les foules
de centaines de millions de personnes entassées dans des stades qui
se mettent à hurler en reprenant en chœur notre bout de morceau
avec sept notes de musique et nous on se jette de la scène comme si
on plongeait sans même regarder et on se sent soulevés, transportés
à l’autre bout de la pièce par la foule qui est devenue comme un
mille-pattes qui gigote sur le dos et ça, ça fait vraiment chaud au
cœur, ça fait vraiment du bien et peut-être qu’il y a un liquide
tiède qui coule de nos yeux et on se dit qu’on a vraiment de la
chance de recevoir autant d’amour alors on dit merci, mille fois
merci sans vous je ne suis rien, et on se dit merci aussi parce qu’on
a bien fait de prendre des cours de guitare électrique et
d’apprendre à placer nos doigts sur les cordes, dans les cases,
exactement là où il faut et quand il faut.
On va écrire. On va écrire ce livre qu’on porte en
nous depuis qu’on est tout petit et qu’on n’a pas écrit parce
qu’on n’a jamais eu le temps. Mais tout ça c’étaient des
excuses pour ne pas se mettre au travail alors on va s’acheter des
stylos neufs et un beau cahier neuf et on va écrire. S’il faut se
lever à 5 heures du matin pour écrire ce roman, on se lèvera à 5
heures du matin. S’il faut boire un litre de thé vert pour nous
aider à avoir les idées claires, on boira un litre de thé vert. Ce
n’est quand même pas la mer à boire. Ecrire, c’est juste des
mots qu’il faut assembler pour faire des phrases qui racontent des
histoires. Parce que nous ce qu’on veut, ce qui nous intéresse,
c’est raconter des histoires comme dans les romans. On va se donner
quelques mois, peut-être même simplement quelques semaines et on va
la raconter cette histoire qui nous hante tellement, tellement,
depuis si longtemps.
Mais attention, pas question de prendre la tête à
notre lecteur. Parce que ce qu’il veut notre lecteur, c’est une
parenthèse d’humour et de bonheur pour sortir de la morosité
ambiante, de la sinistrose, ce qu’il veut c’est quelque chose de
très divertissant qui se lise d’une traite sans même qu’on s’en
rende compte, ce qu’il veut notre lecteur c’est tout simplement
passer un bon moment pour se délasser.
Parce que réfléchir, ça va bien comme ça. Il fait ça
toute la journée déjà et s’il a envie de continuer à réfléchir
le soir quand il rentre à la maison, ce ne sont pas les débats
politiques et les jeux télévisés qui manquent ! Alors on va
l’écrire ce livre complètement déjanté, distrayant en diable,
plein d’entrain, jubilatoire, farfelu, désopilant, hilarant, un
livre aux multiples rebondissements où se succèdent des situations
plus cocasses et saugrenues les unes que les autres. On a le titre
déjà :
La fabuleuse aventure de l’homme qui s’était
déguisé en suppositoire géant avant de se rendre au zoo de
Vincennes et que l’on avait poussé dans l’enclos des éléphants
C’est un bon titre. Un très bon titre même, qui en
dit long sur ce qui attend le lecteur. Un titre qui annonce la
couleur. Un titre bien loufoque, voilà, c’est ça, loufoque, c’est
le mot qu’on cherchait depuis longtemps, le mot qu’on voulait, le
mot qu’on ne trouvait plus.
Notre bouquin, ça sera tout à fait le genre de
bouquins qui fait du bien, une réjouissante comédie où dérision
et humour caustique, décapant, truculent, décoiffant, se font la
part belle. Un livre où on rit… mais on rit, un livre au poil qui
devrait être remboursé par la sécu tellement il fait du bien, du
rire en barres, euphorisant, un humour potache qui ne se prend pas au
sérieux, un vrai coup de cœur, une belle leçon d’humour où l’on
ne s’ennuie pas un seul instant, un livre où on rit… mais on
rit, un livre où on en a pour son argent, à l’écriture
généreuse, à l’imagination débordante, alors oui sans doute ça
ne sera pas du Marcel Proust, pas du Victor Hugo, pas du Gustave
Flaubert, pas du Marguerite Duras, ça ne sera pas le livre de
l’année, ça ne sera sans doute pas le prochain prix Goncourt, ça
ne sera pas un livre qu’on gardera longtemps en mémoire, ça ne
sera pas de la grande littérature, mais qu’est-ce qu’on rira !
Ce qu’il faudrait, c’est réussir à écrire une
histoire vraiment époustouflante, une histoire qui tienne le lecteur
en haleine et le fasse haleter de bout en bout, une histoire dont il
est impossible de se défaire, orchestrée de main de maitre par un
roi du suspense, une histoire avec une intrigue parfaitement
construite, parfaitement ficelée, un pur thriller qu’il est
impossible de lâcher avant la dernière page, un livre obsédant
jusqu’à la dernière ligne et dont on voudrait qu’il ne s’arrête
jamais, un livre qui ravit les amateurs de frissons et de sensations
fortes, qui est un must pour les amateurs du genre, un livre dont on
dévore les mots sans jamais être rassasié, tellement addictif
qu’on en redemande, un livre au suspense insoutenable, mené
tambour battant, envoûtant, captivant, à lire de toute urgence,
bref, du grand art.
Justement, on a déjà deux ou trois idées et même une
ébauche d’introduction qui pourrait planter le décor et laisser
planer dès les premières lignes une tension tout à fait
singulière :
Quand il se réveille, il se rend directement dans la
cuisine pour se préparer un bol de café. Il glisse deux tranches de
pain de mie dans le grille-pain et s’assoit à la petite table qui
fait face à la grande baie vitrée. Dehors le ciel est parfaitement
dégagé. Il attrape le journal laissé là la veille sur la toile
cirée encore parsemée de miettes et entreprend d’en relire la
page des sports.
Ensuite, il faudrait, pour une raison ou pour une autre,
on trouvera bien, faire en sorte que notre personnage soit pris d’un
accès de folie et qu’il ne puisse résister à l’envie de
descendre dans la rue pour choisir des victimes au hasard. Il les
kidnapperait, les emmènerait chez lui où il les violerait et les
torturerait longuement avec un sadisme inouï. Parce que c’est ça
qu’on a envie de lire, des histoires qui nous sortent de notre
ordinaire, de notre morne quotidien. Nous ce qu’on veut c’est des
histoires qui nous permettent de plonger dans les profondeurs, les
tréfonds de l’âme humaine. On pourrait imaginer notre assassin
découpant en morceaux ses victimes tout en s’arrangeant pour
qu’elles restent vivantes le plus longtemps possible, on trouvera
bien une astuce, recollant ensuite les membres de façon totalement
aléatoire avant que de replacer les cadavres dans divers endroits de
la ville. La police, alertée par ces meurtres à répétition
comprendrait alors qu’elle a affaire à un serial-killer.
Une enquête commencerait qui mènerait un inspecteur divorcé,
déprimé, alcoolique, tout droit vers un repris de justice
travaillant dans un magasin de bricolage où a été acheté le
scotch double-face utilisé par le tueur pour mener à bien sa
lugubre entreprise. Fausse piste. Le meurtrier, (que la presse aurait
déjà surnommé Picanstein pour sa monstruosité et le style cubiste
que ses collages aléatoires de membres évoqueraient), récidiverait.
Le comble de l’horreur serait atteint avec un dernier meurtre sur
un jeune homme dont il laisserait la dépouille dans la grande salle
du Louvres. Un corps horriblement mutilé, les yeux énucléés
collés sur les deux joues, les oreilles découpées au cutter et
scotchées sur le front, le sexe tranché cousu à la place du nez.
Un dernier crime qui mettrait un coup d’arrêt à cette folie
meurtrière.
Un professeur d’Arts Plastiques, aigri par de longues
années d’enseignement et d’indifférence à ses créations,
serait finalement inculpé et jeté en prison.
C’est là, alors que l’on penserait l’histoire
définitivement close, qu’on sortirait notre dernier atout. Un coup
de maitre. Un véritable tour de force. Après quelques mois passés
en prison, notre enseignant se servirait de sa renommée et de ses
expériences pour écrire un livre qui deviendrait immédiatement un
best-seller. Le héros de son histoire serait bien entendu un
serial-killer dont la
particularité serait de manger les cerveaux de ses victimes alors
qu’elles sont en vie. Les différentes enquêtes ne donneraient
aucun résultat. La façon de procéder du tueur resterait jusqu’au
bout une énigme.
Ce n’est qu’à la toute dernière ligne que les
lecteurs réaliseraient dans un épouvantable effroi, dans un ultime
mais tardif éclair de conscience, avant que de plonger aux plus
profond d’une nuit de ténèbres éternelles, que le serial-killer
n’était autre que le livre lui-même et qu’il vient de leur
dévorer leur cerveau.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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