On va sortir. On va
profiter de cette nouvelle année pour sortir le bout de notre nez,
sortir de notre coquille. On ira faire la fête. Jusqu’au bout. Au
bout du bout. Au bout de la nuit. On dansera, on se déguisera, on
boira, on rira, on se lâchera, on hurlera, la fête on la fera.
Il y a des lieux pour ça. On connait leurs adresses,
leurs noms de néons qui clignotent au-dessus de portes en bois
massif. À l’intérieur, ça ressemble à des petites boites
capitonnées, molletonnées, mauve, rouge ou bleu foncé, toute
noires et pleines de lumières. Des boites où dedans on a mis de la
nuit pour que ça soit plus facile de s’amuser, s’éclater, se
lâcher, faire ce qu’on appelle vraiment la fête.
Dans de grands verres en forme de corolles ou de tubes,
posés sur des tables basses en plastique laqué, on a versé des
liquides fluorés qui diffusent des spectres de jaunes, d’oranges,
de verts, de rouges, de bleus atomiques saturés de phosphore, ils
irradient tout autour d’eux des aurores boréales dont la
saisissante beauté n’a d’égale que celle d’une queue de coq
de Java et, sur le pourtour supérieur du long tube, on aperçoit
aussi de minuscules cristaux de sucre-quartz qui étincèlent tels
des tesselles de mica éparpillées sur la plage de sable blanc quand
elle est traversée l’été par les rayons d’un soleil brûlant,
un soleil translucide et acide aux allures de rondelle de citron,
tellement ardent, tellement puissant, qu’on a glissé dans le verre
le long d’une brochette de fruits exotiques et multicolores, un
petit parasol.
Et alors tout à coup, comme ça, sans prévenir, la
fête commence à battre son plein et il y a de la musique très
épaisse, très lourde, qui se met à sortir de partout et qui rentre
partout et qui rebondit partout contre les murs, contre les plafonds
et on ne peut rien faire, non rien faire pour l’empêcher de
rentrer dans nos bouches, dans nos oreilles, dans nos yeux, dans nos
ventres où ça continue d’onduler comme si on avait avalé des
serpents en caoutchouc.
C’est pour aider les gens à faire la fête, c’est
pour les aider à s’obliger à hurler quand ils veulent dire
quelque chose, et alors on voit les garçons en profiter pour se
pencher à l’oreille des filles, ils plongent leur nez les garçons
dans les cheveux parfumés des filles qui chatouillent un peu leurs
narines et les filles rejettent les mèches de leurs cheveux derrière
l’oreille peut-être pour mieux entendre les garçons qui
approchent leurs lèvres encore un peu plus près de ces trous
d’oreille que les filles ont découverts rien que pour les garçons
et eux les garçons, ils font glisser à l’intérieur des trous
d’oreille des filles de l’air avec des mots qui font quelque
chose comme des petits frissons dans le cou des filles qui disent
oui, qui disent non, avec leur tête et qui rient et qui font la fête
et elles, les filles, elles se retournent enfin vers nous en montrant
des dents blanches et pures comme de la neige, des bouts de gencives
et de langue toute roses et humides et nous forcément on commande la
même chose, on veut la même chose, les mêmes verres pleins de ce
liquide aux allures de philtre et la fête maintenant bat son plein,
vraiment son plein, on veut continuer à la faire alors on se lève
pour aller danser, on place nos mains très haut au-dessus de nos
têtes, on tape sur le sol avec nos pieds et on lance le bras gauche
vers la droite, le bras droit vers la gauche, on dit oui, on dit non,
avec notre tête et bientôt c’est tout notre corps qui ne nous
obéit plus et les filles font danser leurs seins et leurs fesses et
leurs cuisses et leurs yeux et leurs cheveux qui tournent tout autour
d’elles, tout autour de nous, dans un tourbillon de paillettes, de
rayons laser et d’éclairs argentés, elles lèvent haut leurs bras
pour mieux déployer des aisselles fraichement épilées qui
diffusent dans l’air épais de minuscules particules parfumées aux
senteurs âcres, acidulées, entêtantes, térébrantes, alors on
devient de plus en plus assoiffés et l’on demande la même chose,
on veut la même chose, remplir ce long tube de verre d’un liquide
à l’énergie nucléaire et on le vide d’un coup d’un seul
parce qu’on veut vite pouvoir commander la même chose, on veut la
même chose, avant d’aller se reposer quelques instants sur une
longue banquette en velours sombre avant de commander la même chose,
on veut la même chose, parce qu’on n’ose pas aller danser tout
près, tout près de la fille qui est presque toute nue et qui essaye
par tous les moyens de faire sortir en remuant tous les morceaux de
chair qui sont encore retenus par le millimètre d’épaisseur de sa
robe en stretch et on se dit qu’on va réussir à attraper ses
yeux, la même chose, on veut la même chose, mais c’est elle
plutôt qui nous harponne et on sent que l’hameçon s’est planté
à l’intérieur de nous très loin dans nos ventres alors on tire
sur le fil et on se rendort, on tire encore et on sent qu’on fait
remonter vers nos gorges un bout de chair rouge, épais, visqueux,
alors on se rendort et puis on allume la lumière mais c’est pire,
le plafond de la chambre défile au-dessus de nos têtes à la
vitesse d’un avion devenu fou alors on ferme les yeux et c’est
pire parce que le plafond continue de tomber en vrilles à toute
allure comme s’il allait nous écraser et maintenant nos yeux
n’arrivent plus à faire du noir, du vrai noir, alors on se
redresse un peu et on ouvre la bouche pour essayer de faire passer de
l’air, du frais à l’intérieur mais c’est pire parce que c’est
comme si dedans il n’y avait plus de place alors on se rallonge et
on se met sur le côté mais c’est pire parce qu’on sent que
c’est notre cœur maintenant qui veut sortir par notre bouche alors
on comprend qu’il va falloir se lever quand même et essayer
d’accrocher nos mains sur le rebord en faïence grise et maintenant
le corps ne nous obéit plus, mais plus du tout, il commence à se
tordre le corps et on voit des larmes qui coulent de nos yeux et puis
c’est le cou qui s’étire et on se brise la nuque la tête
renversée mais comme rien ne se passe il y a la main gauche qui
attrape la main droite et essaie de l’enfoncer le plus loin
possible dans la gorge, plus loin même que le début de la langue
alors le corps il se tord encore, il hoquète, il se secoue parce
qu’il voudrait faire sortir quelque chose comme un insecte
prisonnier de sa gangue et il y a un liquide brûlant, acide, qui se
met à couler et on recommence mais c’est plus facile à présent
comme si une pompe avait été amorcée et on se met à genoux,
tremblants et épuisés, la gorge en feu, la langue en feu, les yeux
en feu, les joues en feu, mais tellement heureux, tellement soulagés
d’avoir réussi à aller jusqu’au bout, au bout de la nuit, au
bout d’une fête qui a battu son plein, on se sent comme lavés,
purifiés, allégés d’un si lourd fardeau qu’on peut retourner
se coucher avec le sentiment du devoir accompli, poser sa tête sur
l’oreiller et s’endormir d’un sommeil sans rêves, du sommeil
du juste.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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