Cette année, on va, il le faut, ça ne peut plus
continuer ainsi, c’est devenu insupportable, arrêter de stresser
pour un rien. On va adopter la zen-attitude. Prendre du recul. Mettre
de la distance entre nous et les petits évènements insignifiants
qui nous minent sans la moindre raison. Il faut porter un regard
positif sur le monde et la vie. Penser positif. Arrêter de se faire
du mauvais sang, un sang d’encre, de cochon, arrêter de se le
ronger, de se le manger, de se le tourner. On va rester zen,
totalement zen. On va prendre la vie comme elle vient, du bon côté,
avec philosophie et sagesse. On appelle ça la zen-attitude.
Parce que les montées d’angoisse qui nous prennent à
la gorge, nous étranglent, nous étouffent, les jets d’acide qui
nous perforent l’estomac pour un oui ou pour un non, surtout pour
un non, la bouche aussi sèche qu’une vieille éponge oubliée sous
l’évier lorsque le Directeur des Ressources Humaines nous convoque
dans son bureau, les intestins qui ne répondent plus de rien quand
on découvre dans notre boîte aux lettres une enveloppe portant le
logo de notre entreprise, ça suffit, ça va bien comme ça !
On nous promet qu’elle va finir par mettre la clé
sous la porte notre entreprise ? On nous annonce régulièrement
la mise en faillite, en liquidation judiciaire de la maison-mère ?
Et alors ? Cinq ans que ça dure et elle est toujours là la
maison-mère, non ? Et quand bien même ça devrait arriver ?
Quand bien même on devrait se retrouver au chômage ? La belle
affaire ! On ne serait pas le premier ni le dernier à qui ça
arrive ! Personne n’en est mort jusqu’à preuve du
contraire !
On en vient même à se demander si finalement ça ne
serait pas une très bonne chose ce chômage.
Déjà, ça serait l’occasion rêvée de faire le
point. Ça nous laisserait le temps nécessaire pour faire le point.
Ça serait, comment dire, l’opportunité de voir où l’on en est
de nos vies, de nos existences, de faire vraiment mais vraiment le
point. L’occasion rêvée de comprendre un peu mieux, de voir un
peu plus clairement, un peu plus nettement l’endroit où l’on est
complètement perdus.
C’est ça qu’on aurait dû faire depuis longtemps et
qu’on n’a pas fait parce qu’on ne trouvait pas le temps. Le
point. Comme les marins quand ils n’ont plus la moindre idée où
ils se trouvent, quand tout autour d’eux il n’y a plus que ce
même océan gris à l’horizon circulaire, ce grand disque de plomb
liquide sur lequel il n’y a rien. Ils font le point les marins, ils
tracent avec une règle et un crayon des lignes sur une carte et là
où les lignes se croisent, là où elles se recoupent, ils dessinent
un petit cercle afin d’indiquer l’endroit où précisément ils
se trouvent, c’est-à-dire au beau milieu d’un disque de plomb
liquide, une étendue sans fin absolument vide, sur laquelle il n’y
a rien.
Disons les choses clairement, sans ambages, sans se
raconter d’histoires, de façon honnête et sincère, ce chômage,
pour nous en tout cas, ça serait une chance inouïe. Comme un cadeau
que la vie nous offrirait. Le privilège chaque jour de ne rien avoir
à faire du tout, rien d’autre à faire que de se poser des
questions, se retrouver seul à seul avec soi-même, face à face
avec soi-même, vraiment tout seul et de faire le point enfin.
Faire le point sur sa vie n’est pas très compliqué
mais il faut un peu de temps quand même pour se poser les vraies
questions, les bonnes questions. Se retrouver au chômage, ça serait
l’occasion idéale justement de se poser les bonnes questions, de
les tourner et les tourner encore dans tous les sens et dans nos
têtes, et ça, on devine que ça nous aiderait vraiment à faire le
point, à y voir un peu plus clair dans nos existences. Sans tricher,
honnêtement, sincèrement, en se posant les bonnes questions :
-Est-ce que nous vivons bien le fait d’être tout
seul ?
-Est-ce que vivre tout seul nous donne le
sentiment de pleinement exister?
-Est-ce que notre situation professionnelle, ou en
l’occurrence celle de demandeur d’emploi, nous épanouit ?
-Sommes-nous rassurés sur notre avenir ou l’avenir
en général?
-Est-ce que les choses ont plutôt tendance à
s’arranger dans nos vies ?
-Est-ce que vieillir et se rapprocher de l’instant
de notre mort nous pose problème ?
-Est-ce qu’il y a quelque chose dont on serait très
fiers d’avoir réalisé dans nos vies ?
Ce ne sont pas des questions faciles et elles demandent
du temps, le temps de la réflexion et de l’introspection, pour
pouvoir y répondre honnêtement. Se retrouver au chômage,
totalement inactifs, sans rien d’autre à faire que de de tourner
et retourner toujours ces mêmes questions dans nos têtes, nous
permettrait certainement d’y voir plus clair sur nous-mêmes, et
surtout nous encouragerait à voir les choses du bon côté, à poser
un autre regard, un regard véritablement positif sur l’existence,
sur la mort, sur la maladie, la vieillesse, la solitude, la misère,
sur d’où nous venons, ne venons pas, sur qui nous sommes, ne
sommes pas, sur ce que nous voulons vraiment, ne voulons vraiment
pas, sur ce que nous pouvons, ne pouvons pas. On appelle ça la
zen-attitude.
Oui, plus on y réfléchit et plus on voit les bénéfices
qu’un chômage forcé nous apporterait. Etre mis à la porte de son
entreprise c’est déjà commencer à lâcher prise.
Parce que, quand même, quand on y réfléchit un peu,
qu’est-ce qui pourrait faire qu’on serait tellement accrochés à
ce boulot après tout ? Est-ce que ça serait parce qu’il nous
garantit notre petit confort matériel?
C’est donc ça notre moteur de vie ? Notre petit
confort matériel ? Tout simplement ! Voilà une vision de
l’existence bien étriquée ! Qui ne nous ressemble tellement
pas qu’on a presque honte de se l’avouer ! Comme s’il n’y
avait que ça qui comptait ! Comme si l’important dans la vie
était de pouvoir se loger, s’habiller, se nourrir, se chauffer,
avoir des loisirs, et pourquoi pas partir en vacances pendant qu’on
y est !
En fait, c’est ça qu’il nous faudrait. C’est ça
dont on a besoin. Un bon coup de pied au cul ! Un bon coup de
pied placé là où souvent on pense pour nous faire décoller de
notre canapé sur lequel on reste avachis la plus grande partie de
nos existences sans même savoir pourquoi. Et autour de nous, partout
autour de nous, où que nos yeux se posent, c’est un empilement,
une accumulation d’objets hideux, inutiles, des gadgets plutôt,
qui hurlent notre désir de possession, notre obsession d’avoir.
Toujours avoir, toujours posséder. Toujours plus.
Comme si être n’était pas la chose la plus
importante. C’est ça que l’on voudrait, c’est ça que l’on
va faire, on va botter le cul à cet avoir de pacotille, avide,
avilissant, avouons-le, qui jamais, non jamais n’est rassasié, et
permettre enfin à l’être qui est là quelque part à l’intérieur
de nous, écrasé, opprimé qu’il est par l’avoir l’être, de
naitre à la vie, de s’épanouir, tout simplement d’être. Parce
ce que ce qui compte finalement, la vraie richesse, c’est ce que
l’on est, pas ce que l’on a. Ce qui compte dans la vie c’est ce
qui ne se voit pas.
Alors quoi, on serait obligés de se débarrasser de nos
voitures parce qu’on n’a plus les moyens de l’entretenir ?
Regardons les choses telles qu’elles sont ! Ça serait une
véritable bénédiction ! C’est un boulet sans nom cette
voiture. Et à quoi nous sert-elle cette voiture mis à part
faire de nous ses esclaves? A nous déplacer ? La belle
affaire ! Qu’a-t-on besoin de se déplacer lorsque l’on est
au chômage ?
Et ce petit appartement qu’il faudra quitter parce
qu’on n’aura plus les moyens de payer le loyer ? Surchauffé,
confiné, presque mesquin dans ses dimensions et son odeur de vieille
soupe, on ne va quand même pas se prendre à croire qu’on le
regrettera !
D’ailleurs on se disait que les meilleurs moments de
nos vies on les avait passés pendant cette période de vacances
délicieuses lorsque que, toute une semaine durant, au cœur d’un
été lumineux, on avait dormi à la belle étoile près de cette
rivière, ce torrent à l’eau cristalline, si pure, si limpide, qui
bondissait entre des gorges abruptes inondées de soleil. Il y avait
là également trois jeunes filles qui campaient un peu plus loin.
L’une d’elle avait l’habitude de se baigner sans son
soutien-gorge. On la voyait parfois se rendre au bord du torrent en
petite culotte. On l’avait vue un jour la retirer avant de
s’accroupir et la nettoyer dans le courant.
On a gardé le petit réchaud justement et quelques
gamelles. Bien rangés dans le placard du couloir. Le sac de couchage
qui n’a jamais plus servi depuis est surement dans un état encore
tout à fait acceptable ! Quant au petit couteau suisse qui nous
avait rendu bien des services, on sait qu’il est toujours dans le
tiroir à côté de l’évier dans la petite cuisine, ne demandant
sans doute qu’à répondre présent à l’appel !
Aller dormir sous les piles du pont, là où s’étire
et coule le grand fleuve… S’installer peut-être sous un porche,
peut-être dans un renfoncement d’immeuble, peut-être sous une
aubette de bus, là où le vent nous mène… Vivre libres !
Libres enfin ! Ne plus être sous le joug, la domination de
cette société asservissante ! Briser les chaines qui nous
retiennent prisonniers de nous-mêmes pour commencer à vivre
pleinement, totalement en phase avec nos idées, avec notre vision
même de l’existence et porter sur la vie et le monde le regard du
Sage et du Philosophe!
Comme un Diogène vivant dans son tonneau, on se verrait
bien habiter l’une de ses grosses citernes qui bordent le grand
boulevard aux portes de la ville... Ça serait comme revenir à
l’essentiel, comme revenir à l’essence même de la vie ! Ça
serait, oui on le sent, surement le meilleur moyen de raviver la
petite flamme en nous depuis trop longtemps évanouie, d’illuminer
nos yeux ternes et éteints d’une petite étincelle !
Et chaque matin, avec le même désir impérieux, mus
par une irrépressible envie, on se rendra sur la grande place
publique, s’empoignant
vigoureusement à montrer à nos malheureux concitoyens la stérilité
de leur existence, tentant, en bons philosophes que nous serons
devenus, de répandre ici ou là quelques graines dans leurs cerveaux
aliénés afin d’y semer doute et interrogation, n’hésitant pas
à braquer un doigt tendu vers le ciel pour y pointer une lune
évanescente, disant encore et encore la jouissance du plus grand
dénuement…
Le reste de la journée se passera dans la méditation,
on ira noyer notre regard dans les tourbillons du grand fleuve, ou
bien on préfèrera le perdre dans la contemplation du spectacle de
la circulation automobile, et alors, quand sonnera l’heure, quand
les ombres se seront allongées, quand enfin les rues animées et
encombrées auront été désertées, quand la pluie du soir aura
rincée d’une eau claire l’asphalte des grands boulevards, on se
mettra en quête de notre dîner, ouvrant couvercle de poubelle après
couvercle de poubelle, le cœur battant sous l’excitation de la
surprise et de la découverte, redevenant l’espace d’un instant
le petit enfant déballant, le soir de Noël, les cadeaux enveloppés
dans un joli papier.
Et la nuit venue, bien au chaud, bien à l’abri dans
notre cuve, comme il sera bon de s’emmitoufler dans l’épaisse
couverture de laine grise, bercé par le ronronnement des moteurs des
camions et des automobiles glissant sur le périphérique, nos rêves,
alors unis aux fumées d’échappement, se déployant vers les
nuages en minces volutes bleutées, éthérées, à présent devenues
spirales éphémères, on les voit monter vers un ciel infini et sans
âge avant que d’être totalement englouties au sein d’un
maelstrom de gaz tournoyant sur lui-même, projeté dans le cosmos à
des allures prodigieuses, une nébuleuse en fusion absolument
incompréhensible, un gigantesque disque de plomb liquide, au vide
sidérant.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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