Cette année, on ne va pas faire comme les années
précédentes, on ne va pas, et ça c’est vraiment une bonne
nouvelle, faire des promesses en l’air qu’on ne tiendra pas, se
raconter une fois encore des histoires comme on sait si bien le
faire, on ne va pas se trouver les sempiternelles excuses, les
sempiternels prétextes pour se défiler, on va, et tant pis pour les
sceptiques, tant pis pour ceux qui pensent qu’on est tout juste
bons à baratiner, se mettre au sport.
Parce que le sport ce n’est pas que du sport c’est
aussi un passeport le sport, un passeport pour la santé qui donne le
droit d’aller dans un pays où les gens sont en pleine santé, un
pays où les gens à chaque instant la respirent et en jouissent.
Mais pour l’obtenir ce passeport, on n’a pas le
choix, c’est comme ça, on n’a rien sans rien, c’est la vie, il
faut se faire une raison, ça se saurait si c’était facile, il va
falloir transpirer.
Suer. Suer sang et eau. Parce qu’il n’y a que comme
ça, en suant sang et eau qu’on pourra expulser ce vilain limon qui
s’accumule, ces alluvions qui jour après jour se déposent et se
figent, tout cet odieux invisible qui cherche à s’infiltrer dans
nos artères pour les rendre cassantes comme du verre, cette matière
brunâtre, immonde, vivante, qui tente de pénétrer dans les
alvéoles de nos ventricules et de nos poumons et coagule en jaune
épais derrière nos yeux, entre nos oreilles, qui partout
s’agglutine en concrétions compactes dans le seul et unique but
d’aller coloniser nos sinus, nos muqueuses, nos tissus, nos
membranes, nos lymphes, notre moelle, là où c’est si tendre.
Nous le sport qu’on veut faire, on connait son nom, ça
fait longtemps déjà qu’on y réfléchit, longtemps qu’on se dit
que c’est le sport qui nous plairait vraiment beaucoup et surtout
pour lequel on est fait : le triathlon.
Alors oui, sans doute, c’est vrai, il n’y a que
trois sports dans le triathlon, mais c’est justement pour cette
raison qu’on pense que ce sera très bien pour commencer et déjà
surement mieux que le biathlon avec ses deux sports qui sont plutôt
réservés à des gens qui ne veulent pas vraiment faire du sport ou
qui sont handicapés au niveau du moteur et puis qu’est-ce qui nous
empêche, lorsqu’on se sera bien entrainés au triathlon de passer
au pentathlon, à l’heptathlon, peut-être même au décathlon.
Alors voilà ce que l’on va faire. On va prendre un
abonnement à la piscine olympique (on a déjà le maillot de bain)
où l’on se rendra cinq, peut-être même six fois par semaine, (on
peut tout à fait trouver un moment pour y aller entre midi et deux),
et l’on va apprendre à nager parce que ce qu’on voudrait nous
c’est savoir nager, vraiment nager, pas simplement agiter les
jambes et les bras dans tous les sens comme quelqu’un qui est en
train de se noyer, mais savoir vraiment nager et aussi ce qu’on
voudrait apprendre à faire nous, c’est apprendre à rendre notre
tête étanche parce qu’à chaque fois qu’on la met sous l’eau
notre tête à nous l’eau de la piscine olympique rentre par tous
les trous alors que nous ce qu’on voudrait c’est réussir à l’
immerger sous les eaux bleu électrique notre tête et arracher à la
peau de mosaïque liquide nos torses gonflés de pectoraux et de
biceps et nos épaules carrées, puissantes, ruisselantes de muscles,
des épaules de nageurs et même de déménageurs, et ce qu’on
voudrait bien aussi c’est qu’on nous apprenne à faire comme les
bébés-nageurs et qu’on nous dise comment on fait pour arrêter de
respirer quand on va sous l’eau parce que c’est pour ça qu’on
n’y arrive pas, nous on continue à faire comme si on était des
grandes personnes, comme si tout était normal, comme si on était
encore en vie et qu’on avait besoin d’air et forcément ça
rentre à l’intérieur alors que ce qu’il faut au contraire,
c’est apprendre à faire comme si on était morts ou plutôt pas
encore complètement nés, faire comme les bébé-nageurs qui
reviennent à la surface et à la vie en ouvrant grand leur bouche et
qui poussent dans un jaillissement d’écume et de chlore les
bébés-nageurs un hurlement de victoire et de rage.
Si on veut faire du triathlon c’est aussi pour la
bonne et simple raison qu’on n’en peut plus de ce reflet gras et
informe que chaque matin le miroir nous renvoie, parce qu’on n’en
veut plus de cette culpabilité qui nous ronge d’avoir laissé
ainsi nos corps partir à la dérive, des corps de vieux noyés
flasques et imbibés d’eau et remplis de vide, des édifices
délabrés, abandonnés, aux visages effondrés, des paires d’yeux
bordés de rouge déjà presqu’entièrement recouverts par des plis
de chair de cendre grise.
Alors voilà ce qu’on va faire, on va se rendre dans
un magasin spécialisé, il y en a justement un tout près de là où
on habite, et on s’achètera, (si ça se trouve on a déjà ça
dans nos armoires), un short tissu Fine Mesh, Climat Control, un haut
de survêtement en Lycra New Tech Ultra Respirant, une paire de
Running Shoes, semelles Explosion en caoutchouc de mousse de carbone
bi-densité, intérieur Stretch renforcé Kevlar, talons technologie
Full Gel Shock Absorbing. Ce n’est pas si compliqué.
Ensuite, deux ou trois fois par semaine au début, (il
faut savoir se montrer patient, y aller progressivement, ne pas
brûler les étapes, y aller pas à pas, petit à petit, de façon
progressive), puis tous les jours et puis même très rapidement deux
fois par jour, on va faire de la course à pied.
C’est un sport tout à fait indiqué pour des gens
comme nous qui sont déjà très à l’aise avec la marche. On se
dit même qu’on a certainement des aptitudes à la course à pied
tout simplement parce qu’on a appris à marcher très tôt,
beaucoup plus tôt que la plupart des gens, et on a bien souvent
entendu parler de nos premiers pas qui ont considérablement marqué
les esprits de ceux qui y ont assisté. Un évènement qui a été
filmé en son temps et que chacun continue de regarder avec plaisir
et émerveillement.
Alors, au petit jour, à l’aube, à l’heure où
blanchiront les trottoirs et les ronds-points de nos villes, on
partira courir le long du grand fleuve solitaire ou des ruelles
pavées du centre-ville.
Il faudra nous voir rejeter nos épaules en arrière,
nos regards clairs, fiers, lancés par-delà l’horizon, il faudra
admirer nos foulées amples et légères, nos pieds à peine touchant
terre, les bras bien à l’équerre, notre taille si fine et notre
déhanchement de panthère ! Il faudra nous voir prendre l’air
à pleins poumons, le sang giclant dans nos artères, notre cœur
bondissant et élastique, nos lobes, nos cellules, nos molécules
saturées d’azote et d’oxygène ! Il faudra nous voir courir
par tous les temps de chien, insensibles au froid, au vent, à la
neige, à la pluie, au brûlant, et encore on accélère ! Il
faudra nous voir dépasser nos concurrents, la foulée qu’on
allonge, notre silhouette de tendons et de nerfs, les dents qui se
serrent, mais toujours on accélère ! Il faudra nous voir
couverts d’eau et de sang, nos yeux en dedans, nos bras en croix
embrassant le ciel, déchirer dans un ultime coup de rein le ruban de
soie carmin fragile comme un hymen !
On va s’acheter un vélo. Mais attention, pas
n’importe quel vélo ! Pas un vélo pour faire du vélo dans
les sous-bois là où il fait froid, là où c’est plein de boue et
là où ça glisse, pas un de ces vélos pour touristes avec ces
selles et ces guidons et ces sacoches ridicules, pas un de ces vélos
avec deux petites roues à l’arrière pour les gens qui ne savent
même pas faire du vélo, non, nous on va s’acheter un vélo
spécialement conçu pour la pratique du triathlon : un vélo
mi-course. Electrique.
Parce que ce qu’on veut nous c’est un vélo dont on
soit fiers, un vélo sur lequel on puisse à la fois faire du sport
et un geste pour la planète, un vélo qui montre l’exemple et qui
donne envie aux gens de faire du triathlon de façon responsable, en
préservant l’environnement et la planète. Parce que ce qu’on
veut nous c’est une planète où tout le monde est en pleine forme
et en pleine santé, une planète de triathlètes, de pentathlètes,
d’heptathlètes, et même de décathlètes, sur laquelle les hommes
et les femmes et les enfants et même les animaux font du sport et
sont en pleine santé, en pleine forme, une planète où l’on n’a
plus besoin de demander tout le temps à tout le monde à tout bout
de champ si ça va parce que forcément ça va parce que quand la
santé va tout va, une planète où tout le monde tous les soirs
après sa journée de travail va à la piscine olympique en courant
et revient chez lui sur son vélo mi-course électrique, épuisé
mais heureux de se sentir en si grande forme et en si bonne santé,
tellement heureux de pouvoir en jouir, en resplendir, la respirer.
Et nous aussi à la nuit tombée on s’endormira en
pleine forme, nos muscles palpitants sous une peau raffermie, rêvant
de médailles, de trophées, d’hymnes et de sacres, on s’endormira,
l’esprit en paix, bercés par le profond et régulier battement
d’un cœur en pleine santé, expulsant sans le moindre effort des
jets de sang clair au travers d’artères, d’aortes, de veines
fraiches comme au premier jour, irriguant des alvéoles pulmonaires
teintées de rose, débarrassées de tout mucus, nourrissant d’un
pur oxygène des viscères resplendissants, rebondis, moirés, tout
occupés à produire sans répit, seconde après seconde, une
vaillante armée d’anticorps luttant à chaque instant contre les
assauts incessants de milliards de bactéries, de virus, de
protozoaires, de champignons, de microbes, de bacilles, de
moisissures, d’amibes, de parasites, de toxines, avec une
détermination et une constance toute rassurantes.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
Commentaires
Enregistrer un commentaire