Ce changement d’année qui s’annonce va être
l’occasion rêvée pour nous de prendre un nouveau départ. De
remettre les pendules à l’heure, les compteurs à zéro. On va
déménager.
Cette année va être l’année où l’on va changer
d’air, changer de cadre de vie.
Parce qu’il faut bien le dire, nos cadres de vie à
nous ils sont laids et miteux et étriqués et sans le moindre
intérêt. On a beau essayer de les redresser, les retourner dans
tous les sens, les incliner un peu sur la gauche, un peu sur la
droite pour que dans l’axe ils s’alignent, il n’y a rien à
faire, c’est peine perdue, toujours ils nous renvoient ces mêmes
vieilles images jaunies et poisseuses de rues et de boulevards
anonymes grelottant sous la pluie, d’arbres hérissés de moignons
à l’écorce pelée et grise, d’horizons barrés d’épaisses
couches de gaz toxiques s’élevant au-dessus de toitures tracées à
la mine de plomb, de façades de béton sale, d’amas de parpaings
et de briques. On a beau essayer de leur donner un bon coup de
peinture ou de chiffon à nos cadres de vie, ce sont toujours les
mêmes piles de vaisselle entassées dans l’évier, les mêmes
taches de moisissures au plafond, les mêmes points de rouille qui
réapparaissent et qui rongent nos grilles d’entrée.
Ce qu’il nous faut à nous, ce qu’on va essayer de
se trouver sans plus tarder, ce sont de jolis cadres comme ceux par
exemples qui sont fabriqués dans les pays scandinaves, des cadres à
la fois sobres et costauds taillés dans du pin rouge de Finlande. De
grands cadres spacieux en bois blond naturel non traité issu de
forêts de pins rouge de Finlande gérées durablement, et là, à
l’intérieur, on n’aurait plus qu’à installer un immense lac à
la pupille profonde, lumineuse, au beau milieu duquel nos enfants
jetteraient leurs corps ruisselants de lumière en lançant dans le
bleu velouté du ciel, un bleu indigo, des gerbes d’écume qui
retombent à la surface de l’eau dans un léger crépitement
métallique, et nous, on ne se lasse pas d’admirer leurs torses
élastiques et hâlés disparaitre quelques instants sous cette eau
absinthe alors qu’à nos côtés, langoureusement allongée à nos
côtés, il y a cette femme si belle, elle est en appui, si belle,
sur les coudes, l’une de ses jambes fuselées est légèrement
repliée et son corps cambré fait comme un arc bandé en direction
du bleu indigo velouté du ciel et sa chevelure épaisse, blonde,
lourde, si blonde, caresse les lames de bois blond en pin rouge
naturel de Finlande du ponton sur lequel on s’est installés en
cette fin de matinée pour être heureux.
Il y a son maillot de bain deux-pièces à cette femme
qui découpe trois petits triangles d’une blancheur éblouissante
sur sa peau couleur miel, sa peau dorée, sa peau cuivrée, sa peau
satinée, son ventre, ses hanches à peine recouverts d’un soyeux
duvet blond et nous bien sûr, on est là debout, à ses côtés,
tout à côté, et elle, cette femme si belle, elle nous regarde en
souriant de ses dents tellement pures, tellement blanches,
étincelantes, neige et diamant, elle nous regarde déployer
au-dessus de l’eau en de voluptueuses sinuosités, en d’élégantes
boucles, ce fil invisible qui cisaille l’air dans un sifflement à
peine perceptible et qui se tend parfois un peu sous nos doigts avant
de plonger à nouveau au cœur de cette absolue sérénité.
Tout autour de nous, ceinturant le lac, une épaisse
forêt d’émeraude de pins rouge de Finlande exhale des senteurs de
menthe poivrée, de chlorophylle et d’eucalyptus, tout autour de
nous, c’est l’haleine pure et fraiche du bonheur qui caresse nos
visages, oxygène nos poumons, régénère nos viscères et tout
autour de nous il y a ce rire aussi, en cascades, ce rire qui ricoche
contre la voûte infinie du ciel au bleu velouté indigo, ce rire
cristallin et limpide comme celui d’un enfant.
On va déménager, (mais pourquoi a-t-on mis si
longtemps à se décider), on va changer de cadre de vie, on va
s’acheter un cadre comme ceux qu’on trouve parfois derrière une
vitrine, coincés entre un baromètre qui fait aussi gouvernail et
une jolie petite poupée fabriquée avec des moules et des berniques.
On va se payer un joli cadre au pourtour orné de coquillages
vernissés entre lesquels quelques grains de sable dorés ont été
collés, ou alors un de ces cadres en bois flotté blanchi par le
ressac ou mieux encore un cadre confectionné à l’aide de cordages
tressés, agrémenté de petites ancres bleu marine ou de petites
bouées rouges et blanches et là, baignant dans cette brise tiède
aux effluves salés, il serait facile de s’allonger, on pourrait
étirer nos corps huilés sur le sable brûlant et rouler contre les
dunes désertes dans la chaleur dorée avec cette femme à nos côtés,
totalement nue, et plisser nos yeux jusqu’à ce qu’il n’y ait
plus que du bleu, du bleu marine dans nos yeux, et on ferait glisser
nos corps complètement nus dans l’ombre profonde et fraiche d’un
cocotier, et la femme nue nous présente une mangue à la chair
juteuse et parfumée et alors il n’y a plus qu’à s’allonger,
étirer nos membres et croquer à belles dents dans ce fruit charnu,
rien d’autre à faire pour être heureux que d’enfoncer nos
doigts sous la couche brûlante de cette plage blanche jusqu’à
découvrir sous nos ongles la surprise attendue du sable mouillé et
simplement rester là à creuser délicatement cette fraicheur humide
et délicieuse qui s’ouvre et se referme sous nos doigts en
d’interminables voluptés.
Ce qu’il nous faudrait, ce qui nous ferait vraiment du
bien à nous, c’est un nouveau cadre de vie fabriqué à la main
dans un beau bois massif, centenaire, un bois authentique et de
qualité comme du chêne ou du châtaigner et vivre bien à l’abri
dans cette longère rénovée, un peu à l’écart du petit village
où se serrent de charmantes maisons aux balcons fleuris, elles
dessinent les lignes harmonieuses et courbes de leurs toits de chaume
sur le ciel bleu ciel pommelé de flocons blancs joufflus, et, alors
que la cloche de bronze de l’antique église sonne la fin
d’après-midi, on salue d’un geste de la main le vieux paysan
robuste, chenu, centenaire, authentique, de qualité, qui rentre ses
bêtes à l’étable et on reste là à s’imprégner de l’odeur
de paille coupée et d’herbe mouillée jusqu’à ce que le
crépuscule embrase l’horizon d’un ciel bleu ciel sans limites.
Ou alors il faudrait trouver, il doit bien y avoir
quelque chose comme ça quelque part, un cadre en bois rustique,
pourquoi pas du chêne ou du châtaignier, mais cette fois-ci
joliment accessoirisé à l’aide d’une paire d’adorables petits
moufles en tricot parsemés de cristaux de neige, un cadre sur lequel
on a fixé deux skis en bois miniatures croisés l’un sur l’autre
et peut-être également une toute petite clarine en métal martelé
comme celles que l’on pend au cou des vaches dans les alpages et
nous, on est bien, on se sent bien, parce qu’on est tout
emmitouflés, bien au chaud, bien à l’abri à l’intérieur de
nos grosses doudounes en duvet capitonnés, on enfile gants et
bonnets et toques de fourrure, et dehors, alors que le soir et la
température sont tombés, la neige sous nos pieds bien au chaud dans
nos Moon Boots grince à chacun de nos pas, on pousse la porte d’un
chalet lambrissé et l’on est instantanément saisis par une bonne
odeur chaleureuse et capiteuse de vin chaud et de cannelle, de bon
chien mouillé et de laine humide, et là, dans la grande pièce au
fond de laquelle crépite joyeusement un bon feu de cheminée, il y a
tous nos amis serrés autour d’une table, leurs yeux joyeux qui
déjà se tournent vers nous, et nous qui leur rendons leurs joyeux
sourires derrière un petit nuage de vapeur, alors ils nous indiquent
la place laissée vacante et ils nous entrainent dans leurs rires
joyeux, leurs chants joyeux, leurs conversations joyeuses et il y a
une femme sans doute qui passe un bras autour de notre cou insouciant
et nous embrasse joyeusement, pousse devant nous une tasse ou un
verre fumant rempli d’un chaud liquide juste avant que la maitresse
de maison ne fasse son apparition dans un concert de cris, de rires
et de chants joyeux et ne dépose, au centre de la table, sur le
réchaud à gaz auréolé de jolies petites flammes bleues, le lourd
et gros poêlon de fonte brune.
Ce qui nous irait bien à nous, conviendrait à
merveille à nos personnalités, nous permettrait de vraiment enfin
nous épanouir, c’est un de ces cadres en aluminium brossé,
inoxydable, à l’élégant design, aux lignes épurées, fluides et
sans aspérités. Sous la plaque de plexiglass subtilement teintée
on habiterait un loft spacieux aux généreux volumes, un espace au
vide apaisant, une géométrie constituée de droites et d’obliques
formant de parfaites équerres et l’on pourrait faire glisser sans
fin le regard sur un immense sol en béton ciré avec, au-dessus de
nos têtes, solidement planté sur quatre poutrelles en acier, un
large rectangle en verre trempé, comme un accès protégé vers les
étoiles, et, derrière les murs en béton armé, la rumeur
rassurante d’une nuit apprivoisée.
Quelques mètres à peine à parcourir, un ou deux
paliers peut-être à franchir et nous voilà transportés par une
foule animée qui arpente d’un pas décidé la peau épaisse et
indestructible des rues, des trottoirs, des boulevards, une peau
d’asphalte laquée noire sans cesse traversée par les néons de la
fête, le luxe incandescent de la fête, un perpétuel feu
d’artifice, et puis, partout, à chaque instant, à l’occasion
d’une porte qui s’ouvre ou se ferme, des bouffées parfumées de
voix étouffées et la chaleur aussi, la douce chaleur d’un bar,
d’un restaurant à l’ambiance feutrée, d’une alcôve aux
plafonds voutés taillés dans la pierre, d’un hall d’hôtel
élégamment meublé de luxueux canapés, et à chaque fois, il
suffit de tourner la tête pour l’apercevoir, accoudée au bar,
assise à cette petite table, enfoncée au creux de ce fauteuil, à
chaque fois, oui, il y a une femme, un verre à la main, qui
forcément nous sourit, il n’y a plus alors qu’à pousser la
porte pour la voir se lever cette femme qui forcément nous attend
quelque part en souriant, un verre à la main, elle est vraiment
ravissante dans sa robe de soirée au profond décolleté, elle se
lève, pose délicatement son verre à la main sur le bord de la
petite table, le bord du bar, l’accoudoir du luxueux fauteuil, elle
se lève et lentement fait quelques pas vers nous, son sourire, son
profond décolleté, son verre à la main, sa robe de soirée, et ses
lèvres déjà qui s’entrouvrent.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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