Certes, on a depuis longtemps déjà arrêté alcool et
tabac, on n’est pas complètement demeurés, arrêté également de
manger viandes rouges et viandes blanches aux fibres saturées
d’antibiotiques et autres toxines particulièrement cancérigènes,
certes, on a évidemment mis un point final à notre consommation de
poissons dont on sait trop bien qu’ils sont, tous ce qu’ils en
sont les poissons, de véritables poisons à nageoires criblés de
métaux lourds jusqu’à l’arête centrale, on a, doit-on le
préciser, banni de notre alimentation fruits et légumes élevés
aux pesticides et aux sulfates, salades irradiées aux rayons gamma,
pains à base de farines scandaleusement pathogènes, huiles
frelatées et carcinogènes, on ne veut plus entendre parler, quoi de
plus naturel, des œufs qui sont des nids à cholestérol, des pâtes,
du riz et autres féculents gorgés de gluten, du lait, du beurre, du
fromage, de la crème et des yaourts hautement allergènes, on a tiré
un trait sur les céréales à l’origine d’un nombre incalculable
de maladies cardiovasculaires et de cas de démence, on a barré
l’accès à notre cuisine au sucre, au sel, au poivre, à la
moutarde et aux cornichons dont on connait les propriétés hautement
addictives, mais on sent bien quand même qu’on ne va pas pouvoir
continuer comme ça à faire n’importe quoi indéfiniment et qu’il
va falloir prendre les choses sérieusement en main si tant est en
tous cas que l’on ait une quelconque envie de rester en vie.
La raison pour laquelle on a décidé cette année,
enfin, il était grand temps, ça commençait à devenir urgent, de
surveiller notre régime alimentaire.
Bien heureusement ce ne sont pas les aliments synonymes
de santé et de vitalité qui manquent. On connait leurs noms et on
en a déjà dressé la liste qui, pour réduite qu’elle soit,
s’annonce particulièrement savoureuse : le tofu.
Tofu nature, tofu grillé, tofu poché, steak, rôti,
saucisse, rillettes, pâté, saucisson et même merguez de tofu,
soufflé de tofu, tofu en papillotes, tartelettes de tofu, sorbet de
tofu, c’est une infinité de combinaisons culinaires qui se
profilent à notre horizon, l’annonce d’une véritable fête pour
les papilles. Et, plus important sans doute, la garantie d’une
santé et d’une vitalité enfin retrouvées.
Parce que nous ce qu’on veut, c’est de la vitalité
et de la santé, ce qu’on veut nous c’est que chaque matin au
réveil nos corps nous disent merci, un gros merci même, de si bien
les traiter, si bien les respecter en leur donnant à manger des
choses qui sont bonnes pour eux et qu’en retour, eux, nos corps,
ils nous offrent chaque matin au réveil le délicat plaisir d’un
magnifique bouton de rose à la corolle ourlée et charnue ainsi que,
au passage, le parfum suave et subtil de son éclosion.
Comment pourra-t-on, l’heure du déjeuner approchant,
après une matinée placée sous le signe du tonus et de la vitalité,
comment pourra-t-on, alors que pleins de santé et d’énergie nous
sommes affairés à nous concocter une délicieuse recette de tofu en
robe des champs qui déjà nous met l’eau à la bouche, comment
pourra-t-on ne pas avoir une pensée compatissante pour nos
malheureux concitoyens qui, au même instant, poussent sans autre
forme de procès la porte d’un restaurant labellisé gastro
(probablement parce que cette dernière est incluse dans le prix),
accueillis par un chef toqué mi-gras et à coup sûr déjà très
malade, se dirigeant ensuite d’un pas décidé, visiblement pressés
d’en finir avec l’existence, vers la table que leur indique un
serveur au teint blafard, aux traits tirés et dont on ne donnerait
pas cher de ce qui lui sert de peau.
On est bien contents, ça oui, de ne pas faire partie du
groupe de collègues ou soi-disant amis qu’ils auront réussi à
entrainer dans leur stupide aventure, ni plus ni moins qu’un
suicide collectif.
Pour un peu, on aurait été obligés d’assister à ce
spectacle écœurant de nos gros lards posant leurs fesses grasses et
adipeuses en bout de cette longue table dont ils veulent assurément
prendre les commandes, s’emparant à peine assis de la lourde
serviette amidonnée dont ils coincent l’extrémité entre le col
de leur chemise et leur pomme d’Adam déjà dans les
starting-blocks, piaffant d’impatience, repositionnant avec
nervosité et un soin maniaque, couteaux, verres, assiettes et
fourchettes, comme s’ils allaient devoir mener une opération à
cœur ouvert
Quelques secondes leur ont suffi pour faire leur choix :
menu “Saveurs et Découvertes des Terroirs”, entrée, plat,
fromage ET dessert à volonté, 79 euros. Ils profitent de leur
avance sur les autres convives hésitants pour examiner dans les
moindres détails la carte des vins sur laquelle il trace mentalement
et d’un index boudiné leur itinéraire, une route qu’il
connaissent comme leur poche pour l’avoir empruntée en roulant à
tombeau ouvert à bien des occasions et qui est censée commencer sa
course folle le long de la vallée de la Loire avant de repiquer vers
le Sud-Ouest pour finir au bord de la Méditerranée, dans le
Roussillon, s’ils devaient par miracle arriver sains et saufs
jusque-là.
Finalement, après quelques grognements inintelligibles
et autres hochements de tête, le serveur s’approche, calepin à la
main, se plie en deux à chacune de leurs indications qu’il ponctue
d’un « Très bon choix Monsieur », avant de resurgir
aussitôt en poussant devant lui un chariot à étages dont le
premier est entièrement occupé par deux énormes seaux en métal
argenté dans lesquels s’entrechoquent trois ou quatre bouteilles.
A peine a-t-il versé un peu du poison dans le verre de
notre imbécile adipeux et heureux que ce dernier le saisit par
l’embase et fait tournoyer la robe ambre et miel à hauteur de ses
yeux. Dès que le mouvement s’arrête il coule par en dessous un
regard obscène et ne se gêne pas pour approcher son gros nez à
quelques millimètres de ce jus liquoreux. Silex, schiste, granit,
calcaire… le voici qui se prend pour un géologue… Il a renversé
la tête et fermé les yeux à présent, ses grosses lèvres lippues
s’entrouvrent comme pour un baiser. Clou de girofle, cannelle et
marrons glacés, terre de jardin fraichement retournée, ventre de
lièvre chand, cuir de selle de cheval… Qu’est-ce que c’est que
c’est âneries ? Aurait-il déjà perdu la tête ou
croirait-il faire envie à qui que ce soit avec ces analogies
ineptes ?
Pas à nous en tous cas ! Ça non alors ! Nous
sommes bien contents nous autres de ne pas être à sa place! On va
accompagner notre tofu d’un grand verre d’eau bien claire et bien
filtrée qui va rajouter un peu plus encore de neutralité et de
transparence à notre savoureux petit plat. C’est du tonus en
barre qui nous attend, un concentré de vitalité et de santé, une
véritable fête pour l’esprit et le corps ! Sans parler des
papilles !
Mais voici que les entrées sont servies... Notre
rougeaud à la serviette coincée autour du cou n’a rien trouvé de
mieux bien sûr que de choisir l’assiette de fruits de mer. Il
reste là à contempler bêtement cette palette de rouges, de bruns,
d’ocres, ces carapaces dorées, ces coquilles de nacre rose comme
s’il s’agissait d’une toile de maitre d’une école flamande !
Une demi-douzaine de langoustines y font la ronde, les
pinces nouées derrière le dos, leurs yeux exorbités tournés vers
le ciel, implorant sa grâce ou peut-être alors offrant à qui
voudra pour un ultime sacrifice leurs corps qu’elles cambrent à la
manière d’une danseuse de flamenco. Il attrape l’un de ces
malheureux crustacés par la queue et dans un craquement sinistre lui
arrache la tête, fourre sa langue à l’intérieur afin d’en
aspirer le contenu, fend et écarte la carapace d’un coup d’ongle
précis et fait disparaitre à la vitesse de l’éclair un petit
cylindre rose et tendre qui est avalé sans même avoir été mâché.
A peine le temps d’essuyer le bout de ses doigts
luisants de graisse sur la serviette qu’il s’empare d’une
huitre, passe la lame de son couteau entre la chair épaisse et la
coquille opalescente puis fait glisser la petite masse gélatineuse
et le liquide âpre et salé sur la langue qui à son tour l’expédie
au fond de la gorge.
Instantanément, c’est une déferlante de pâtés de
sable et de bains de mer, une vague marine, saturée d’iode, de
senteurs de sable mouillé et de varech, un concert de cris de
mouettes et de rires d’enfants, des visions fugaces de voiles
bleues et blanches se découpant sur l’horizon dans la chaleur de
l’été qui s’évanouissent brutalement et le laissent étourdi.
Alors, encore sous le choc, à la façon d’un nageur qui cherche
l’air après avoir bu la tasse, il souffle bruyamment par le nez et
avale d’un trait son verre que le serveur vient remplir sans tarder
puis c’est au tour d’un bigorneau dont il fait sauter adroitement
le petit opercule qui vient se coller sur le pourtour de l’assiette
à la façon d’un grain de beauté. D’un geste expert il extirpe
le petit ver entortillé au bout de la pique, le fait glisser entres
ses lèvres et pour tenter de calmer une bouche rendue folle de rage
par la petitesse de ce qu’on vient de lui proposer, il s’empare
d’une tranche de pain à la mie grise et serrée, la tartine
généreusement d’une épaisse couche de mayonnaise qu’il
enfourne et là, sur le palais, sur la langue, dans la gorge, c’est
une explosion de saveurs poivrées, acidulées qui se déploie avec
onctuosité jusque dans le nez et les yeux, au point où il ne peut
réprimer un petit gémissement qui font tourner toutes les têtes.
Alors dans un état d’excitation décuplée il retourne aux
huitres, revient vers les langoustines, fait des allers-retours entre
les bulots et les palourdes, découvre sous un petit amas d’algues
noires une pince de crabe oubliée qui a été préalablement brisée
en divers endroits et dont la carapace pourpre laisse entrevoir des
éclats de fibres de chair délicate d’une incroyable blancheur,
vide son verre qu’il tend pour qu’on le lui remplisse, jette un
coup d’œil inquiet autour de lui puis replonge dans l’assiette à
l’intérieur de laquelle progressivement la mer se retire, laissant
épars sur la plage des éclats de coquilles et de coquillages, des
pinces et des morceaux de carapaces brisés, des algues finement
dentelées qui déjà ont commencé à se dessécher.
Notre plat de tofu est déjà depuis longtemps réalisé
et alors que nous nous préparons, quant à nous, légers, pleins de
santé et débordants de vitalité, à une dégustation de ce tonus
en barre, notre goinfre a reposé ses couverts au beau milieu de son
assiette et s’est adossé ostensiblement contre son siège pour
bien signaler qu’il en avait terminé avec cette mise en bouche qui
n’a fait qu’exaspérer un estomac qui attend son heure.
C’est qu’il voudrait qu’on passe aux choses
sérieuses ! Cela fait bien dix bonnes minutes qu’il mastique
des morceaux de pain dans l’espoir vain de divertir un peu l’ogre
qui s’est réveillé au sous-sol et trépigne d’impatience en
lançant tout autour de lui des jets brûlants d’acide.
Malheureusement ça traine autour de lui. Il décide de
prendre alors les choses en main, fait vider et remplir les verres,
encourage les lambins à grands renforts de gestes, fait taire les
bavards retardataires, il voudrait qu’on accélère.
Voici le turbot justement, attention Monsieur l’assiette
est extrêmement chaude, et sa sauce Bercy.
En deux mots, Monsieur, il s’agit d’une spécialité
de notre établissement et qui se marie idéalement avec la chair
délicate et raffinée du Prince des mers. Oui, Monsieur, tout à
fait… Nous sommes ici sur une fine compotée d’échalote qu’on
a fait réduire avec un peu de miel de fleurs d’olivier et qu’on
a mouillée lentement avec un fumet de poisson et un jus de citron
afin d’obtenir une préparation homogène et très parfumée. Dans
un deuxième temps, on incorpore de la crème fraiche entière et
l’on fouette le tout vigoureusement jusqu’à obtention de cette
émulsion légère et onctueuse. Notre chef, quant à lui, aime à
rehausser sa préparation avec quelques feuilles de persil et de
coriandre, du poivre de Sichuan, quelques zest de pamplemousse rose
et des noix de cajou pilées qui ajoutent une notes subtile et épicée
à l’ensemble. Et ce que vous avez là, Monsieur, en
accompagnement, ce sont des médaillons de foie gras poêlés à
l’Armagnac et leur jus de truffe. Je vous souhaite une excellente
dégustation pleine de saveurs.
Mais de quoi je me mêle ? Nous aussi on en a des
recettes de cuisine savoureuses ! Ce n’est pas pour cette
raison qu’on embête tout le monde avec ça ! On n’en fait
pas toute une histoire et encore moins tout un plat ! D’ailleurs
on va immédiatement en partager une que l’on apprécie tout
particulièrement au point où l’on se dit qu’on va se la faire
tous les jours :
Notre recette avec du tofu
Découper une généreuse tranche de tofu et la
placer délicatement dans une assiette, un bol ou un plat adapté.
Ecraser grossièrement le tofu à l’aide d’une
fourchette.
Dresser la préparation dans une assiette, un bol ou
un plat adapté.
Servir et déguster.
On s’est régalé.
Et, alors qu’on se demande si on ne va écraser un peu
plus de notre tofu pour nous confectionner un délicieux entremet
synonyme de santé et de vitalité, voici ce stupide serveur qui
revient avec rien moins qu’avec un chariot encombré de gâteaux.
Une Farandole des Desserts ? Nous on ne voit rien
là qui ressemble d’aucune façon à une danse !
De toute façon, ça tombe très bien, on n’aime pas
danser ! Et, ce n’est surement pas cette débauche, cette
orgie avons-nous envie de dire, de sucre, de beurre et de crème qui
va nous faire changer d’avis : cannelés réglisse-cardamome,
choux à la crème au beurre, praliné et café, macarons parfumés à
la violette et à la rose, fondants chocolat-noisette, sorbets
fraises des bois et fruits de la passion, oranges confites et menthe
glacée, meringue au citron vert, tourbillons de mangue sur fruits
rouges et mousse au chocolat, tuiles dentelles à la vanille, crème
brûlée à l’anis étoilé, carrés chocolat aux éclats de
pistache, truffes chocolat blanc-noix de coco, panna cotta au jus de
myrtille, mille-feuilles caramélisé à la rhubarbe, mini-sabayon
aux fruits des bois, Chantilly à la mascarpone, cheese-cake et son
coulis de fraise…
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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