Mais cette
année surtout, oui cette année enfin, on a décidé d’écouter ce
que nos amis, nos collègues, nos proches s’évertuent
à nous conseiller depuis tant et tant de temps, on a décidé de
mettre à exécution ce qu’on ne cesse, mais cette fois-ci c’est
la bonne, de remettre à plus tard: on va aller parler à quelqu’un.
Pas parler à un voisin, pas parler à un collègue, à
un ami, à un proche, à un membre de la famille, à un type dans la
rue, non, pas parler à n’importe qui, à un quelconque quidam,
mais parler à quelqu’un. Quelqu’un qui connait les mots qui
soignent, les mots qui rendent heureux.
Justement on connait le nom de quelqu’un qui habite
quelque part à quelques pas de chez nous. On est passé quelquefois
déjà devant sa belle plaque cuivrée étincelante, vissée au pied
du bel immeuble en face du petit square.
Alors c’est décidé, on a suffisamment tergiversé
comme ça, on va prendre le taureau par les cornes et rendez-vous par
la même occasion et on va aller lui parler. Lui et lui seul, le
quelqu’un, a les clés de notre bien-être, de notre bonheur. Elles
ouvrent une porte qui donne sur un grand bassin dans lequel il va
nous demander de plonger. On appelle ça un bain de paroles. Tout le
monde nous le dit et nous le répète, c’est ça qui nous ferait
vraiment du bien, nous soulagerait vraiment, nous aiderait à aller
beaucoup mieux parce que s’immerger dans la parole quand on ne
va pas très bien, c’est un peu comme prendre des bains de boue
quand on a des rhumatismes ou des maladies de peaux ou des séquelles
traumatiques, ça soigne, ça fait vraiment du bien.
Pour prendre un bon bain de paroles, c’est assez
facile, il suffit de se mettre tout nu et de se laisser glisser dans
la piscine de paroles dans laquelle on essaye de nager en gardant la
tête hors de l’eau.
Ça pourrait être très agréable si on nous laissait
faire. Les paroles qui flottent à la surface sont toute chaudes et
bien douillettes et nous on se verrait bien faire la planche ou
l’étoile de mer, les bras et les jambes en croix comme ça pendant
les 45 minutes ou plus que dure le bain. On laisserait aller la tête,
les épaules et le buste se reposer agréablement sur quelques
paroles moelleuses et agréablement parfumées comme je vais prendre
une baguette et un petit pain au chocolat, à lundi, j’ai passé
une excellente journée, allez les Bleus, ce gâteau est vraiment
délicieux, et avec ceci, on dirait que ça se couvre, qu’est-ce
qu’il y a ce soir à la télé, au plaisir de vous revoir, mais
lui, le quelqu’un, il n’est pas du tout d’accord avec ça et il
nous fait comprendre que si l’on continue comme ça juste à
barboter, ça ne servira à rien, qu’on perd notre temps et notre
argent et ce qu’il veut lui, le quelqu’un, c’est que nous on
plonge la tête dessous, la tête dedans, et tout le reste du corps
aussi et qu’on aille bien profond, tout au fond de la piscine là
où c’est tout noir et glacé, là où il y a des odeurs de vase et
de pourriture, là où les paroles se sont agglutinées pour former
des méduses aux yeux de gélatine, des pieuvres gigantesques aux
longs membres sanguinolents couverts d’innombrables ventouses, là
où tournent et tournent de longues phrases au corps fuselé, à la
gueule hérissée de rangées de dents aiguisées comme des lames de
cutter, là où la pression est tellement forte que nos oreilles se
mettent à bourdonner et qu’on a l’impression que nos crânes
vont exploser, alors forcément nous on ne veut pas y aller là-bas
et on fait tout notre possible pour rester à la surface, là où on
a pied, pas trop loin du bord au cas où, et puis comme on comprend
que ça ne va pas être possible, qu’on ne va pas s’en tirer à
s’y bon compte, on se met à faire de la parole nous aussi parce
que comme ça on espère qu’on va nous laisser tranquilles, qu’on
va pouvoir éviter de trop se mouiller, qu’on ne va pas être
obligés de descendre trop profond alors on dit qu’on va quand même
plutôt pas mal, que le quartier est vraiment agréable depuis qu’ils
ont mis la rue en zone piétonne, et qu’en plus on projette de
partir en voyage en Afrique noire en compagnie de gens très
intéressants, qu’on se sent beaucoup mieux depuis qu’on a décidé
d’écrire un livre, d’apprendre à jouer de la guitare
électrique, de rencontrer l’amour, de créer une association, de
prendre du temps pour soi, d’arrêter de stresser pour un rien, de
se mettre à l’anglais, de faire un bébé-éprouvette, de faire du
sport, d’être ambitieux, de changer de cadre de vie, de faire la
fête, de se mettre au régime mais à chaque fois lui, le quelqu’un,
il dit non avec ses gros yeux derrière ses grosses lunettes, et il
dit qu’il va falloir qu’on mette la tête dedans, la tête
dessous, la tête bien au fond, qu’il va falloir qu’on prenne
notre respiration, qu’on emplisse d’air nos poumons et qu’on
pousse avec nos pieds qu’on tire sur nos bras pour descendre et
descendre encore.
Alors quand on voit bien qu’on ne va pas avoir le
choix on dit pluie on dit vent on dit glacé
Il dit protéger
On dit ventre
Il dit respirer
On dit seul on dit froid on dit foyer
Il dit décider
On dit nuit on dit noir on dit blanc
Il dit dessiner
On dit rêve on dit lambeaux on dit passé
Il dit raconter
On dit vague naufrage raz-de-marée
Il dit s’accrocher
On dit frère on dit père on dit mère
Il dit relier renouer restaurer
On dit muet on dit muet on dit muet
Alors lui, le quelqu’un, il se lève de son fauteuil
s’approche lentement vers nous l’air un peu intrigué, il
introduit deux doigts dans notre bouche, soulève notre langue,
inspecte de tous les côtés et retourne s’assoir derrière le
grand bureau métallique et nous on se dit que ça y est qu’il va
nous le donner le mot qui soigne, le mot qui rend heureux, mais au
lieu de ça, il fait un geste de la main pour nous inciter à
continuer, un signe avec le pouce tourné vers le bas pour nous dire
qu’il faut aller plus au fond encore alors on respire un grand coup
et
On dit vide on dit creux on dit rien
Il dit rien il dit rien il dit rien
On dit crier on dit hurler on dit étouffer
Il dit oui il dit encore il dit aller
On dit épuisé on dit exténué on dit assez
Il dit accepter
On dit perdu on dit foutu on dit plein le cul
Il se redresse un peu et on le voit attraper le beau
stylo laqué noir posé devant lui, et on se dit que cette fois ça y
est, qu’il va le dévisser le gros capuchon qui abrite la plume
élancée aux reflets mordorés et puis non, il se contente juste de
le tourner et de le tourner encore dans ses doigts après s’être
calé contre le dossier du fauteuil.
Alors,
On dit pute on dit chienne on dit haine
On dit chier on dit merde on dit bouffer
On dit baise cul enfiler
On dit tuer on dit crever on dit buter
On dit on dit on dit
On dit trou on dit tombe on dit tomber
On dit ver on dit terre on dit chair
On dit on dit on dit
On dit mort on dit mort on dit
Vomir
Gerber
Dégueuler
On dit on dit on dit
On dit rouge rouge rouge
On dit on dit on dit
On dit rouge on dit sang on dit sang
Et cette fois ça y est on le voit dévisser le capuchon
du gros stylo noir, il a attrapé une feuille de papier blanc et puis
non tout compte fait il se met simplement à dessiner des gribouillis
sur la feuille de papier blanc peut-être pour vérifier qu’il
restait de l’encre dans le gros stylo ou parce que c’est vraiment
agréable de faire des gribouillis avec un beau stylo comme ça alors
on comprend qu’il n’y aura rien à faire et qu’il va falloir
trouver autre chose si on veut qu’il nous le donne le mot qui
soigne, le mot qui rend heureux, alors on s’arrête, on se tait et
on sort le masseur-de-tête de la poche de notre manteau et on ne dit
plus rien mais plus rien du tout et on commence simplement à faire
glisser les petites billes d’acier le long de nos crânes, jusque
sur nos nuques et le long des épaules et des bras, et là on voit
bien que quelque chose est en train de changer dans le regard du
quelqu’un alors nous on continue, et on fait ça pendant de longues
minutes ou même pendant des heures parce qu’on ne sait plus très
bien et puis on commence à défaire notre pantalon alors cette fois
ça y est, il a ouvert un tiroir et sorti un petit bloc auquel il
arrache une feuille et puis on le voit écrire quelque chose et enfin
on est dehors à l’air libre, la pluie vient de cesser, il reste
quelques gouttes encore qui n’ont pas fini de sécher et les
peintures des automobiles aux beaux capots galbés resplendissent,
les paillettes de polymère lancent des étincelles dans la résine
acrylique sous un soleil presqu’à l’horizontal, et nous aussi on
se sent lavés, purifiés, nettoyés, comme après avoir parlé avec
quelqu’un qui travaille pour notre Père Qui Etes Aux Cieux alors
on cherche des yeux le bâtiment avec la croix et justement il y en a
un là tout près, de l’autre côté de la rue, et la croix elle
clignote de tous ses néons verts en faisant des dessins de lumière
tellement incroyables, tellement parfaits, alors on se prend à
sourire parce qu’on sait que dans quelques instants on pourra
donner à celui qui travaille pour la croix verte le petit papier
qu’on n’a même pas essayé de lire parce qu’on sait qu’on
n’arrivera pas à le déchiffrer ni même à le prononcer parce que
le mot qui est dessus est écrit dans une langue qu’on ne connait
pas, une langue qui est morte ou peut-être en train de mourir, mais
ce n’est pas grave, maintenant ça y est, il est là, on le sent
sous nos doigts le petit flacon, bien calé au fond de notre poche,
et il faut vraiment qu’on se retienne, oui de toutes nos forces,
qu’on se retienne pour ne pas l’ouvrir et mettre dans nos bouches
un ou deux petits morceaux bleu et blanc et qu’on commence enfin à
être vraiment mais vraiment ce qu’on appelle heureux.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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