Cette année, (on en a presque les larmes aux yeux
tellement on est émus), on va enfin pouvoir se regarder en face.
Arrêter de baisser la tête quand on croisera notre coupable regard
le matin dans le petit miroir au-dessus du lavabo de la salle de
bain. Ne plus se sentir envahis, que dit-on, submergés, par ce
sentiment de honte qui nous étreints à chaque fois que l’on
aperçoit sur nos écrans de télévision ce monsieur tendre un bol
de soupe fumant à un SDF transi de froid, cette jolie jeune fille
faire la lecture ou la conversation à une nonagénaire percluse de
rhumatismes, ce mignon petit jeune homme, culotte courte et petit
foulard noué autour du cou, portant, un grand sourire aux lèvres,
les sacs à provision d’une femme complètement aveugle ou obèse.
On a décidé nous aussi, et l’on n’est pas peu
fiers de le clamer haut et fort, pas peu fiers de cet engagement, (on
en a presque les larmes aux yeux tellement on est émus), de donner
de notre temps et de notre énergie à des associations loi 1901. À but non lucratif.
On est allés examiner une par une les quelque un
million deux cents mille associations loi 1901 à but non lucratif
existant sur notre territoire et puis, comme malheureusement il a
bien fallu choisir, il a bien fallu faire un premier tri, éliminer,
on a décidé de jeter tout notre dévolu sur des associations qui
nous correspondaient, des associations vers lesquelles on se sentait
portés : des associations caritatives loi 1901. À but non
lucratif.
SOS hommes battus, SOS femmes battues, SOS enfants
maltraités, SOS vies de chien, SOS chats libres, SOS homophobie, SOS
rétinite, SOS petits princes, SOS grossesse, SOS enfants sans
frontières, SOS doudous, SOS dépannage à domicile, SOS addiction,
SOS hépatite, SOS amitié, SOS lévriers, SOS joueurs, SOS inceste
pour revivre, SOS papa, SOS les mamans, SOS ronflements, SOS cancer
du sein, SOS allaitement, SOS gourmandise, SOS décharge, SOS gens du
voyage, SOS racisme, SOS chrétiens d’Orient, SOS sectes, SOS
vignerons sinistrés, SOS alcool, SOS attentats, SOS câlin, SOS
solitude à la Réunion, SOS plombier, SOS amiante, SOS travail et
souffrance, SOS chats-des-rues, SOS enfants des rues du Vietnam, SOS
paranormal, SOS prières, SOS fantômes, SOS urgences violences, SOS
démarches administratives, SOS migraines, SOS stress, SOS
dépression, SOS grand blanc, SOS grand bleu, SOS cheval, SOS
crocodiles.
On s’est dit dans un premier temps qu’on allait
donner, consacrer
serait un terme plus approprié, du temps et de l’énergie à
chacune de ces associations loi 1901 à but non lucratif, car toutes
autant qu’elles sont nous ont émus par la noblesse de leur combat
et puis, il a bien fallu se rendre à l’évidence, se faire une
raison, on s’est aperçu que cela allait être compliqué, que l’on
n’allait pas pouvoir, tout simplement par manque de temps, être en
mesure de se rendre suffisamment disponibles.
Et qu’il valait donc sans doute mieux pour nous de
concentrer nos forces et nos énergies en direction d’une seule et
unique association.
La raison pour laquelle, on n’est pas peu fiers de
l’annoncer, (on en a presque les larmes aux yeux tellement on est
émus), on a décidé de créer, les statuts sont en cours de
rédaction, notre propre association loi 1901.
Une association absolument caritative puisque son but,
non lucratif, visera à venir en aide à des personnes laissées pour
compte, totalement oubliées, dont nul ne s’occupe, ceux et celles
qui jamais ne reçoivent une quelconque marque de générosité, ne
bénéficient de la moindre solidarité, de la moindre assistance,
c’est-à-dire des gens comme nous.
On connait son nom déjà : SOS
des gens comme vous et moi. On a sa
devise bien sûr : Aide-moi, le Ciel
t’aidera.
Alors oui, c’est vrai, reconnaissons-le, on n’est
pas atteints d’une maladie ou d’un handicap spectaculaire comme
c’est le cas chez certains de nos concitoyens, oui, c’est vrai,
on n’a probablement pas de problèmes financiers ou familiaux
exceptionnels, oui sans doute que dans l’ensemble ça ne va plutôt
pas trop mal, mais quand même, quand même, on ne peut faire
autrement que de dire que tout ne va pas non plus très bien.
Alors nous, on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas le
droit de temps en temps à un petit geste de sympathie, une petite
marque de considération, que l’on nous montre, ce n’est quand
même pas demander la lune, que l’on pense un peu à nous.
Ils ont bien de la chance tous ces jeunes des banlieues
de se faire emmener en vacances au bord de la mer ou à la campagne
comme c’est le cas chaque été. Nous aussi on aimerait bien que
quelqu’un vienne nous chercher directement à notre domicile pour
nous emmener gratuitement vers des destinations ensoleillées sans
avoir à nous préoccuper de quoi que ce soit, sans avoir à nous
embêter avec des réservations d’hôtel ou de billets de trains,
nous aussi on aimerait bien que de temps en temps, on ne dit pas
forcément tous les jours, mais que de temps en temps quand même, on
nous apporte notre déjeuner ou notre dîner tout prêt à être
réchauffé à la maison, et puis on ne voit pas pourquoi on n’aurait
pas droit nous aussi à la visite d’une jolie petite jeune fille
pour qu’elle nous fasse un peu de lecture ou tout simplement
qu’elle nous fasse une petite conversation, tout simplement qu’elle
nous témoigne d’un peu de gentillesse et d’affection et que l’on
se dise que l’on a été gâtés.
Nous, on a fait le choix de ne pas se plaindre, on a
choisi de ne pas exhiber nos problèmes et nos difficultés aux yeux
de tous, au vu et au su de tous. Mais ce n’est pas pour cette
raison qu’il faudrait croire qu’on va très bien. Parce que nous,
et on ne laissera personne dire le contraire, on sait bien au fond de
nous-mêmes que même si c’est vrai oui, bon, d’accord, on ne va
pas trop mal, on ne va pas non plus vraiment très bien. Non, pas
vraiment très bien.
Le problème c’est qu’on ne sait pas trop comment
expliquer tout ça, on sent bien, ça c’est sûr, que quelque chose
ne va pas très bien ou disons alors qu’on ne se sent pas vraiment
en pleine forme, mais on ne sait pas comment dire ça, comment
l’expliquer. Alors du coup, les autres pensent qu’on va plutôt
pas mal, certains nous disent même qu’on a l’air d’être en
forme, et même le docteur nous dit qu’on n’a rien de
particulier, qu’il ne voit rien d’inquiétant, que tout semble
normal, mais nous, à l’intérieur de nous, tout au fond de nous,
on sait bien que ce n’est pas le cas. Seulement voilà comme on n’a
pas pris l’habitude de se plaindre, comme on est des gens courageux
et qu’on n’aime pas parler de nous ou se plaindre comme beaucoup
font et comme en plus on ne sait pas très bien expliquer ce qu’on
a, on se contente de serrer les dents, hocher la tête, esquisser un
petit sourire et faire comme si tout allait bien, mais ce n’est pas
vrai, la réalité, la stricte vérité, c’est que tout ne va pas
très bien. Et même des fois on ne se sent pas en grande forme, non
ça c’est sûr, on se sent fatigués et puis on se sent un peu, si
l’on veut vraiment dire les choses telles qu’elles sont,
abandonnés.
Mais à partir de maintenant tout ça, (on en a presque
les larmes aux yeux quand on y pense), ça va changer, parce qu’on
a pris la décision, puisque personne ne semble disposé à le faire,
de se prendre par la main et on va créer notre propre association
caritative. À but non lucratif. Loi 1901.
On a en tête déjà les grandes lignes, les grands
principes qui vont régir le fonctionnement de notre association SOS
des gens comme vous et moi. Qui seront
basés sur une idée généreuse, une idée de réciprocité et de
mutualité qui permettra de faire du lien dans une société qui en
manque cruellement.
On a donc décidé qu’on allait travailler en étroite
collaboration avec des personnes en situation de handicap afin
d’utiliser leurs compétences trop souvent ignorées. Pour refaire,
retisser, recréer du lien social. Dont on a tellement besoin. Dont
notre société manque terriblement.
Les chômeurs par exemple. On va leur proposer, au
travers de notre association SOS
des gens comme vous et moi,
de nous donner un peu de leur temps, ce n’est pourtant pas ce qui
leur manque, afin de réaliser quelques menus travaux à nos
domiciles. On comprend tout de suite la richesse du concept en termes
de valorisation des compétences ! Plomberie, électricité,
menuiserie, carrelage, informatique, ménage, repassage, jardinage,
nos petits intérieurs et nos petits extérieurs regorgent d’une
variété infinie de propositions ! Depuis le temps qu’on
voudrait changer cette moquette élimée du salon, depuis le temps
qu’on se dit que notre chambre aurait besoin d’un bon coup de
peinture, qu’on se dit qu’il faudrait passer la tondeuse à
gazon !
Attention, ce sera du donnant-donnant bien sûr !
Du gagnant-gagnant ! Parce qu’encore une fois, l’idée qui
nous anime, l’idée seule, oui, qui nous meut, c’est celle du
partage, celle de l’échange, celle qui consiste à faire, à
créer, à tisser ce lien dont notre société manque cruellement.
D’un côté, on offre à nombre de chômeurs la
possibilité de faire valoir et de mettre à jour leurs compétences
techniques, de les sortir de l’isolement, du désœuvrement
déprimant dans lequel ils sont plongés depuis trop longtemps, et de
l’autre, on leur permet de retrouver un peu de fierté et d’estime
d’eux-mêmes par leur contribution à l’essor et au rayonnement
d’une association caritative. À but non lucratif. Loi 1901.
Alors les chômeurs oui bien sûr, forcément notre
priorité, mais hors de question de s’arrêter en si bon chemin et
d’oublier d’autres catégories d’handicapés auxquels notre
association SOS des
gens comme vous et moi se promet de venir
en aide.
On voudrait tourner notre pensée notamment vers les
handicapés du moteur. Trop systématiquement mis sur le bord de la
route et dont les compétences spécifiques sont si souvent, (et dire
que c’est regrettable est bien peu dire), scandaleusement
sous-exploitées.
Quand on sait les pouvoirs extraordinaires que confère
ce papillon autocollant qu’ils apposent sur le pare-brise de leur
automobile ainsi que la carte siglée du même logo qu’ils
conservent précieusement à l’intérieur de leur portefeuille, on
ne peut que se dire qu’il est scandaleux de ne pas tout mettre en
œuvre pour qu’ils soient davantage utilisés.
C’est ça qu’on voudrait réparer en permettant aux
personnes handicapées au niveau du moteur de faire valoir leurs
droits plus souvent. On sait que nombre d’entre elles sont
propriétaires de véhicules parfaitement adaptés à leur handicap
et qui présentent de surcroit l’avantage de posséder un coffre
particulièrement spacieux. Très bien. Voilà ce que nous avons
imaginé. Il suffirait d’établir un système, disons un roulement,
qui inciterait les personnes handicapées au niveau du moteur à
venir nous prendre à nos domiciles, une ou deux fois par semaine,
pour nous emmener faire nos courses. On profiterait d’une place de
parking réservée, idéalement située à proximité de l’entrée
principale de l’hypermarché, ainsi que d’un passage en caisse
tout en douceur. Eux, de leur côté, commenceraient grâce à cet
échange de bons procédés à se reconstruire et à donner une autre
image d’eux-mêmes, quelque chose probablement de l’ordre d’une
renarcissisation, une première démarche en termes de prise
d’autonomie qui serait déjà, les concernant, un grand pas en
avant pour sortir de l’assistanat.
Si l’on voudra cette incitation à la mutualisation
relativement forte (pourquoi ne pas envisager une échelle graduée
de sanctions pour les handicapés du moteur qui ne voudraient pas
jouer le jeu), on veillera cependant à conserver une certaine
souplesse à notre système de telle façon que les plus actifs
d’entre nous, ceux et celles qui doivent composer quotidiennement
avec une vie professionnelle ou familiale tumultueuse, ne soient pas
lésés et puissent bénéficier de livraisons directement à leurs
domiciles.
On voudrait pousser notre idée plus loin encore en
proposant quelque chose d’innovant, dont le principe, à la fois
simple et lumineux, ne manquera pas de s’étendre dès que chacun
en aura perçu tous les enjeux et l’intérêt. Pourquoi ne pas, par
le biais de cette collaboration, faire profiter à nos adhérents de
fauteuils roulants sophistiqués, (on pense notamment à ceux qui
présentent l’avantage d’être autotractés ou mieux encore qui
sont équipés d’un kit mains-libres), afin que chacun d’entre
nous puisse, grâce à un système de prêt, profiter d’un moyen de
locomotion confortable et reposant lorsqu’à la fin d’une longue
journée de travail les jambes se font lourdes, le dos douloureux, et
qu’il nous faut encore marcher pour nous rendre, qui à la
boulangerie, qui au bureau de Poste, qui au Bar-tabac… Internet et
les réseaux sociaux vont nous être d’un grand secours afin de
mettre en place un système efficace et convivial de réservation et
de mise à disposition du matériel.
La grande communauté des aveugles ne sera pas oubliée
non plus. SOS
des gens comme vous et moi leur
promet un indéfectible soutien. On a d’abord pensé à les
inviter chez nous afin qu’ils puissent y donner quelques petits
spectacles distrayants à caractère musical, puisqu’il semblerait
que bon nombre d’entre eux possèdent des talent particuliers dans
ce domaine, et puis on s’est dit, après réflexion, que c’était
les enfermer dans les mêmes sempiternels clichés et qu’il serait
bien plus opportun de les solliciter à partager une compétence qui
leur est tout à fait particulière et qui fait certes bien des
envieux : leurs chiens.
Parce que nous aussi on aime les animaux et qu’est-ce
qu’on ne donnerait pas pour avoir de temps en temps un chien guide
d’aveugle à nos côtés ! Seulement voilà, nous on n’a
surement pas les moyens de s’offrir un chien guide d’aveugle dont
le prix est tout bonnement exorbitant !
Et pourtant, pourtant, combien ils nous rendraient
service en maintes occasions les chiens guides d’aveugles !
Alors oui, pour nous tenir compagnie sans doute, parce qu’on se
sent un peu délaissés, mais aussi parce qu’ils nous porteraient
assistance dans les moments délicats de nos vies. On pense à ces
soirées de fin de semaine lorsqu’après avoir passé de longues
heures en compagnie de quelques camarades comme nous solitaires, il
nous faut rentrer, en pleine nuit, harassés de fatigue, ivres encore
des conversations animées qui ont enflammé nos esprits, afin de
rejoindre notre domicile en nous efforçant de retrouver un trajet
compliqué, rendu dangereux par le stationnement anarchique des
automobiles, des lampadaires, quand ce ne sont pas des poubelles, sur
les trottoirs, tentant de traverser routes et rues au péril de nos
vies, nous perdant parfois au détour d’un boulevard, revenant
encore et encore sur nos pas avant de nous avouer vaincus et de
patienter, allongés sur un banc, que le jour veuille bien se lever.
Quel bonheur, quel soulagement ça serait alors de
sentir à nos côtés notre chien guide d’aveugle esquivant
habilement l’un après l’autre les pièges tendus par la route,
donnant de petits coups répétés sur sa laisse pour nous encourager
à poursuivre nos efforts, nous prévenant d’un assoupissement
malencontreux grâce à quelques aboiements pertinents, enfin nous
conduisant à bon port, jusqu’au palier de notre petit appartement.
On le verrait alors, notre chien guide d’aveugle, plonger son long
museau dans la poche de notre blouson pour se saisir du trousseau de
clés afin d’ouvrir la porte d’une patte habile et décidée,
nous tirer ensuite jusqu’à notre chambre plongée dans
l’obscurité, ôter nos vêtements avant de nous allonger dans
notre lit lui aussi défait, et puis, après l’avoir délicatement
coincée dans sa gueule, on le verrait encore, notre chien guide
d’aveugle, rabattre tendrement sur nos corps perclus de fatigue une
couette douillette, nous souhaiter la bonne nuit d’un coup de
langue humide et frais sur nos deux joues avant que de s’allonger
tendrement au pied de notre lit pour y poursuivre sa veille et sa
garde jusqu’au beau milieu de l’après-midi.
Pierre-Antoine Brossaud est l’auteur de L’Encre et le Papier, in La Vie des Livres.
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