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Résolutions (16), par Pierre-Antoine Brossaud

Mais cette année surtout, oui cette année enfin, on a décidé d’écouter ce que nos amis, nos collègues, nos proches s’évertuent à nous conseiller depuis tant et tant de temps, on a décidé de mettre à exécution ce qu’on ne cesse, mais cette fois-ci c’est la bonne, de remettre à plus tard: on va aller parler à quelqu’un.
Pas parler à un voisin, pas parler à un collègue, à un ami, à un proche, à un membre de la famille, à un type dans la rue, non, pas parler à n’importe qui, à un quelconque quidam, mais parler à quelqu’un. Quelqu’un qui connait les mots qui soignent, les mots qui rendent heureux.
Justement on connait le nom de quelqu’un qui habite quelque part à quelques pas de chez nous. On est passé quelquefois déjà devant sa belle plaque cuivrée étincelante, vissée au pied du bel immeuble en face du petit square.
Alors c’est décidé, on a suffisamment tergiversé comme ça, on va prendre le taureau par les cornes et rendez-vous par la même occasion et on va aller lui parler. Lui et lui seul, le quelqu’un, a les clés de notre bien-être, de notre bonheur. Elles ouvrent une porte qui donne sur un grand bassin dans lequel il va nous demander de plonger. On appelle ça un bain de paroles. Tout le monde nous le dit et nous le répète, c’est ça qui nous ferait vraiment du bien, nous soulagerait vraiment, nous aiderait à aller beaucoup mieux parce que s’immerger dans la parole quand on ne va pas très bien, c’est un peu comme prendre des bains de boue quand on a des rhumatismes ou des maladies de peaux ou des séquelles traumatiques, ça soigne, ça fait vraiment du bien.
Pour prendre un bon bain de paroles, c’est assez facile, il suffit de se mettre tout nu et de se laisser glisser dans la piscine de paroles dans laquelle on essaye de nager en gardant la tête hors de l’eau.
Ça pourrait être très agréable si on nous laissait faire. Les paroles qui flottent à la surface sont toute chaudes et bien douillettes et nous on se verrait bien faire la planche ou l’étoile de mer, les bras et les jambes en croix comme ça pendant les 45 minutes ou plus que dure le bain. On laisserait aller la tête, les épaules et le buste se reposer agréablement sur quelques paroles moelleuses et agréablement parfumées comme je vais prendre une baguette et un petit pain au chocolat, à lundi, j’ai passé une excellente journée, allez les Bleus, ce gâteau est vraiment délicieux, et avec ceci, on dirait que ça se couvre, qu’est-ce qu’il y a ce soir à la télé, au plaisir de vous revoir, mais lui, le quelqu’un, il n’est pas du tout d’accord avec ça et il nous fait comprendre que si l’on continue comme ça juste à barboter, ça ne servira à rien, qu’on perd notre temps et notre argent et ce qu’il veut lui, le quelqu’un, c’est que nous on plonge la tête dessous, la tête dedans, et tout le reste du corps aussi et qu’on aille bien profond, tout au fond de la piscine là où c’est tout noir et glacé, là où il y a des odeurs de vase et de pourriture, là où les paroles se sont agglutinées pour former des méduses aux yeux de gélatine, des pieuvres gigantesques aux longs membres sanguinolents couverts d’innombrables ventouses, là où tournent et tournent de longues phrases au corps fuselé, à la gueule hérissée de rangées de dents aiguisées comme des lames de cutter, là où la pression est tellement forte que nos oreilles se mettent à bourdonner et qu’on a l’impression que nos crânes vont exploser, alors forcément nous on ne veut pas y aller là-bas et on fait tout notre possible pour rester à la surface, là où on a pied, pas trop loin du bord au cas où, et puis comme on comprend que ça ne va pas être possible, qu’on ne va pas s’en tirer à s’y bon compte, on se met à faire de la parole nous aussi parce que comme ça on espère qu’on va nous laisser tranquilles, qu’on va pouvoir éviter de trop se mouiller, qu’on ne va pas être obligés de descendre trop profond alors on dit qu’on va quand même plutôt pas mal, que le quartier est vraiment agréable depuis qu’ils ont mis la rue en zone piétonne, et qu’en plus on projette de partir en voyage en Afrique noire en compagnie de gens très intéressants, qu’on se sent beaucoup mieux depuis qu’on a décidé d’écrire un livre, d’apprendre à jouer de la guitare électrique, de rencontrer l’amour, de créer une association, de prendre du temps pour soi, d’arrêter de stresser pour un rien, de se mettre à l’anglais, de faire un bébé-éprouvette, de faire du sport, d’être ambitieux, de changer de cadre de vie, de faire la fête, de se mettre au régime mais à chaque fois lui, le quelqu’un, il dit non avec ses gros yeux derrière ses grosses lunettes, et il dit qu’il va falloir qu’on mette la tête dedans, la tête dessous, la tête bien au fond, qu’il va falloir qu’on prenne notre respiration, qu’on emplisse d’air nos poumons et qu’on pousse avec nos pieds qu’on tire sur nos bras pour descendre et descendre encore.
Alors quand on voit bien qu’on ne va pas avoir le choix on dit pluie on dit vent on dit glacé
Il dit protéger
On dit ventre
Il dit respirer
On dit seul on dit froid on dit foyer
Il dit décider
On dit nuit on dit noir on dit blanc
Il dit dessiner
On dit rêve on dit lambeaux on dit passé
Il dit raconter
On dit vague naufrage raz-de-marée
Il dit s’accrocher
On dit frère on dit père on dit mère
Il dit relier renouer restaurer
On dit muet on dit muet on dit muet
Alors lui, le quelqu’un, il se lève de son fauteuil s’approche lentement vers nous l’air un peu intrigué, il introduit deux doigts dans notre bouche, soulève notre langue, inspecte de tous les côtés et retourne s’assoir derrière le grand bureau métallique et nous on se dit que ça y est qu’il va nous le donner le mot qui soigne, le mot qui rend heureux, mais au lieu de ça, il fait un geste de la main pour nous inciter à continuer, un signe avec le pouce tourné vers le bas pour nous dire qu’il faut aller plus au fond encore alors on respire un grand coup et
On dit vide on dit creux on dit rien
Il dit rien il dit rien il dit rien
On dit crier on dit hurler on dit étouffer
Il dit oui il dit encore il dit aller
On dit épuisé on dit exténué on dit assez
Il dit accepter
On dit perdu on dit foutu on dit plein le cul
Il se redresse un peu et on le voit attraper le beau stylo laqué noir posé devant lui, et on se dit que cette fois ça y est, qu’il va le dévisser le gros capuchon qui abrite la plume élancée aux reflets mordorés et puis non, il se contente juste de le tourner et de le tourner encore dans ses doigts après s’être calé contre le dossier du fauteuil.
Alors,
On dit pute on dit chienne on dit haine
On dit chier on dit merde on dit bouffer
On dit baise cul enfiler
On dit tuer on dit crever on dit buter
On dit on dit on dit
On dit trou on dit tombe on dit tomber
On dit ver on dit terre on dit chair
On dit on dit on dit
On dit mort on dit mort on dit
Vomir
Gerber
Dégueuler
On dit on dit on dit
On dit rouge rouge rouge
On dit on dit on dit
On dit rouge on dit sang on dit sang
Et cette fois ça y est on le voit dévisser le capuchon du gros stylo noir, il a attrapé une feuille de papier blanc et puis non tout compte fait il se met simplement à dessiner des gribouillis sur la feuille de papier blanc peut-être pour vérifier qu’il restait de l’encre dans le gros stylo ou parce que c’est vraiment agréable de faire des gribouillis avec un beau stylo comme ça alors on comprend qu’il n’y aura rien à faire et qu’il va falloir trouver autre chose si on veut qu’il nous le donne le mot qui soigne, le mot qui rend heureux, alors on s’arrête, on se tait et on sort le masseur-de-tête de la poche de notre manteau et on ne dit plus rien mais plus rien du tout et on commence simplement à faire glisser les petites billes d’acier le long de nos crânes, jusque sur nos nuques et le long des épaules et des bras, et là on voit bien que quelque chose est en train de changer dans le regard du quelqu’un alors nous on continue, et on fait ça pendant de longues minutes ou même pendant des heures parce qu’on ne sait plus très bien et puis on commence à défaire notre pantalon alors cette fois ça y est, il a ouvert un tiroir et sorti un petit bloc auquel il arrache une feuille et puis on le voit écrire quelque chose et enfin on est dehors à l’air libre, la pluie vient de cesser, il reste quelques gouttes encore qui n’ont pas fini de sécher et les peintures des automobiles aux beaux capots galbés resplendissent, les paillettes de polymère lancent des étincelles dans la résine acrylique sous un soleil presqu’à l’horizontal, et nous aussi on se sent lavés, purifiés, nettoyés, comme après avoir parlé avec quelqu’un qui travaille pour notre Père Qui Etes Aux Cieux alors on cherche des yeux le bâtiment avec la croix et justement il y en a un là tout près, de l’autre côté de la rue, et la croix elle clignote de tous ses néons verts en faisant des dessins de lumière tellement incroyables, tellement parfaits, alors on se prend à sourire parce qu’on sait que dans quelques instants on pourra donner à celui qui travaille pour la croix verte le petit papier qu’on n’a même pas essayé de lire parce qu’on sait qu’on n’arrivera pas à le déchiffrer ni même à le prononcer parce que le mot qui est dessus est écrit dans une langue qu’on ne connait pas, une langue qui est morte ou peut-être en train de mourir, mais ce n’est pas grave, maintenant ça y est, il est là, on le sent sous nos doigts le petit flacon, bien calé au fond de notre poche, et il faut vraiment qu’on se retienne, oui de toutes nos forces, qu’on se retienne pour ne pas l’ouvrir et mettre dans nos bouches un ou deux petits morceaux bleu et blanc et qu’on commence enfin à être vraiment mais vraiment ce qu’on appelle heureux.

Pierre-Antoine Brossaud est lauteur de LEncre et le Papier, in La Vie des Livres.

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